[INTERVIEW] Stephen Carrière & Abigail Auperin : les origines du braquage littéraire "Hold-up 21"

C’est un gros beau livre au format inhabituel au rayon de la littérature : un recueil de nouvelles, érotiques qui plus est, écrites par des femmes, uniquement. Vingt femmes, autrices, poétesses, réalisatrices, menteuses en scène et autres, connues pour leur liberté d’expression en matière de féminisme et leur engagement au sens large.

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[INTERVIEW] Stephen Carrière & Abigail Auperin : les origines du braquage littéraire  "Hold-up 21"

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11/12/2023
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C’est un gros beau livre au format inhabituel au rayon de la littérature :  un recueil de nouvelles, érotiques qui plus est, écrites par des femmes, uniquement. Vingt femmes, autrices, poétesses, réalisatrices, menteuses en scène et autres, connues pour leur liberté d’expression en matière de féminisme et leur engagement au sens large. Sous l’œil de la photographe Abigail Auperin, le texte s’incarne grâce aux cent tableaux qui le jalonnent et le livre devient objet d’art contemporain. Beau-livre, livre d’art, livre concept, peu importe l’étiquette à donner à ce projet hors-normes, qui se prolonge par une exposition (SEE Galerie), par un poche à venir en 2024, une collection d’audiobooks et un volume 2 pour octobre 2024. Une belle manière de porter la parole et l’expression du désir féminin sous toutes ses formes. 

Rencontre croisée avec Stephen Carrière, l’éditeur, et Abigail Auperin, la photographe qui apporte une tonalité si particulière à cet oeuvre où désir et esthétique cinématographique voisinent en toute élégance. 

© Ed Alcock

Comment est né ce projet, ambitieux, de recueil de nouvelles érotiques mises en scène ? 

Stephen : Hold-up 21 est né d’une discussion avec nos autrices sur plus de dix ans d’édition. Nous avons la chance d’avoir ouvert une large part de notre catalogue à la recherche de nouvelles voix féministes deux ans avant meetoo. Cela nous a offert une crédibilité et la possibilité d’accueillir des paroles divergentes au sein de ce combat. Aussi variés soient les courants représentés, nos autrices ont fréquemment exprimé la crainte d’une sorte de dommage collatéral : l’abandon des sujets du désir, du plaisir, de la jouissance féminine au profit de domaines plus mercantiles comme la dark romance ou des films bien peu recommandables célébrant une sexualité prédatrice. Le projet s’est donc monté comme un défi : réunir une équipe de braqueuses et faire un casse pour ramener le butin de l’érotisme féminin dans le camp de l’art et du féminisme. Un hold-up en somme.


Qu’est-ce qui vous a inspirée ? On sent quelques emprunts au roman photo, mais aussi beaucoup à l’univers de Lynch, aux telenovelas, bref, c’est riche et diversifié…

Abigail : Je me suis en effet beaucoup amusée à glisser des références dans Hold-up 21, dont certaines que vous citez ! D'autant qu'ayant toute liberté d'interprétation des textes, j'ai pu transformer mes images en terrain d’expérimentation. C'est vrai que le séquençage et la dimension narrative peuvent faire penser au roman photo, mais dans mon esprit ils renvoient surtout à un découpage cinématographique. Et c'est logique, parce que je m'inspire des méthodes du cinéma pour travailler. Je story-boarde minutieusement mes séries avant de shooter, par exemple. Et si on se penche justement sur mes références cinéma, David Lynch tient bien entendu une place de choix, avec sa froideur ou sa manière d'instiller de l'étrangeté dans le quotidien, mais peut-être que Brian de Palma, Alfred Hitchcock ou Paul Verhoeven m'influencent davantage encore, notamment dans leur façon d'héroïser la figure féminine. Pour ce qui est des telenovelas, je peux difficilement cacher mon inclination pour les épaulettes, les permanentes, le polyester, tout ce qui fait la délicatesse des années 80…

© Abigial Auperin

 

Comment se définit la frontière entre érotique et pornographique ? 

Abigail : Ce qui me vient en premier à l'esprit, c'est que je ne fais pas d’images explicites. Mais cette réponse me semble insuffisante, car au-delà de mon esthétique, j'ai déjà eu l'occasion de réfléchir à ce sujet qui est diaboliquement complexe. Nous en discutons d'ailleurs souvent avec Aïna Rahery, la curatrice de mes expositions au Sinner et à la galerie SEE, qui a de grandes connaissances en histoire de l’art. L'érotisme et la pornographie se situent pour moi tous deux dans la même zone grise, où les définitions sont mouvantes. J’ai l’impression que distinguer ces deux catégories n'a pas vraiment de sens, sauf à un moment, très concret, où il faut choisir l’étagère où placer l’objet. Si on me le demandait, par exemple, je ne saurais pas du tout dans quelle catégorie ranger mes films de Lars von Trier, certaines photographies de Newton ou Thornton, ou l’Âne d’or d’Apullé. Et j'éprouve une certaine méfiance envers le fait de différencier ces catégories à l'aide de critères moraux et esthétiques figés, je ne crois pas qu’il y ait une réponse claire.

Stephen : Je pense que la seule frontière est la fonction strictement masturbatoire de la pornographie de consommation courante. De nombreux créateurs et créatrices ont prouvé dans l’histoire des arts que la pornographie pouvait être un vecteur artistique comme l’érotisme peut-être un vecteur purement marchand.

 

Comment s’est déroulé le travail, à la fois éditorial et photographique ? Quelles sont les directions qui ont été données aux autrices ?

Stephen : Une carte blanche dans le cadre du brief : « relever le défi d’écrire une nouvelle s’emparant des sujets du corps, du désir, du plaisir féminin, sans mettre sous le tapis les sujets politiques liés au féminin en 2023. »


Abigail : J’ai la chance d’avoir eu la main sur toutes les images de l’ouvragede la conception à la post-production. Ce que j’entends par-là, c’est que je suis à la fois photographe et directrice artistique du projet. Je suis allée jusqu'en Slovénie pour valider l'impression de chaque page du livre, j'ai supervisé la colorimétrie des tirages. J'ai la director's cut, littéralement. Ce livre, je l'ai vraiment conçu. J'ai pu choisir entre différents types de papier, me demander quel était le format qui permettait le mieux d’apprécier un parcours littéraire et pictural. Le format a l’italienne a d'ailleurs été une évidence, il évoque le cinéma et laisse une grande place au décor, comme une fenêtre ouverte sur une petite scène de théâtre. Pour les shootings, j’ai effectué un long travail de relecture des textes, seule avec mon carnet à dessins. Cette écriture précise des photographies requiert une grande concentration de la part de toute l'équipe, à commencer par moi bien sûr, mais aussi Antoine Villard, qui était mon assistant lumière sur Hold-up 21, et les modèles. Il faut savoir que je demande à mes modèles une grande maîtrise de leur corps et de leurs expressions ; mes indications sont avant tout affaire de volume, de lignes, de lisibilité, je place chacun de leurs membres et leur demande de verrouiller la pose au fur et à mesure, chaque micro-variation oblige à tout recommencer. Mes séances sont donc exigeantes, et pour que les photos soient bonnes, il me fallait diriger les autrices avec la même précision que mes modèles réguliers. Or, certaines n'avaient jamais été photographiées et découvraient l'exercice, et compte-tenu des délais, nous devions obtenir un résultat parfait tout en étant très rapides, très efficaces. C'était un défi, et elles l'ont magnifiquement relevé.

© Abigail Auperin


Pourquoi cette « contrainte » de mettre l’autrice des textes au cœur des photos de sa nouvelle ?


Abigail : Cette mise en abîme m'a amusée et troublée. Dans mes images, j’aime le fait que le faux ne se cache pas, au contraire, c'est important pour moi qu'il s'avoue comme faux. Y apporter un tel élément de réalité tout en le travestissant, était très intéressant pour moi. La personne photographiée est la véritable autrice du texte et non une modèle, mais je la costume et la met en scène de sorte à la rendre méconnaissable, parfois à ses propres yeux, comme si je ne la photographiais pas elle, mais un rôle d'elle. Ce jeu de décalages change nécessairement le rapport à la lecture des images, mais aussi du texte. Certaines des autrices m'ont d'ailleurs dit avoir changé de regard sur leur nouvelle après avoir vu l'ensemble de mon travail pour Hold-up 21.

 

Comment avez-vous choisi les autrices de ce recueil ? Pensez-vous d’ailleurs à d’autres tomes ? 

Stephen : Nous avons commencé par un noyau de six autrices des éditions Anne Carrière (Camille Emmanuelle, Maïa Mazaurette, Laure Giappiconi, Maïmouna Coulibaly, Pauline Verduzier, Iman Bassalah) et nous leur avons demandé de nous proposer les quatorze autres. Hold-up 21 fonctionne par cooptation pour créer un effet de bande. La deuxième promotion (pour le vol.2 en 2024) a été marrainée par les autrices de la première.

Editions Anne Carrière

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