[INTERVIEW] Choi Mikyung & Jean-Noël Juttet : "La nouvelle est très populaire en Corée"

Le duo de traducteur·rice·s Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet livrent leur regard sur les particularités de l’écriture de ce recueil et les subtilités de la traduction du coréen. 

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[INTERVIEW]  Choi Mikyung & Jean-Noël Juttet : "La nouvelle est très populaire en Corée"

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19/2/2025
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8 nouvelles écrites par 8 femmes de lettres Coréennes pour plonger dans la complexité d’une société en pleine mutation. 8 nouvelles qui parlent d’amour, de quête de soi, de solitude, de tromperie, de relations familiales, mais surtout d’un urgent besoin de prise de parole, voir de révolte, au sein d’une organisation qui semble osciller entre poids des traditions et volonté de modernité, entre oppression et émancipation des femmes. Loin de verser dans la mièvrerie ou le cynisme, à l’inverse, ce recueil tout en finesse témoigne des bouleversements des codes et des bouleversements à l’oeuvre en Corée du Sud. Au sein de cette anthologie, se trouve une nouvelle du prix Nobel de Littérature 2024, Han Kang, et sept autres voix, choisies et traduites par le duo de traducteur·rice·s  Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, qui livrent leur regard sur les particularités de l’écriture de ce recueil et les subtilités de la traduction du coréen. 

Quelles sont les particularités de la traduction du Coréen, les enjeux linguistiques spécifiques que cette langue pose ?

Entre le coréen et le français, tout est différent : le lexique bien sûr, mais aussi la syntaxe (le verbe vient à la fin de la phrase en coréen), la morphologie (marques du nombre et du genre absentes en coréen, usage rare des pronoms), et même la ponctuation. Si le système temporel du coréen est moins riche que son équivalent français, le coréen dispose d’une boîte à outils abondante pour marquer les relations (hiérarchiques, affectives ou de parenté). Les différences abondent également au niveau du discours, dans la construction de l’argumentation, dans la place (plus grande en coréen) laissée à l’implicite, etc. Mais ces différences ne constituent pas pour autant des « contraintes spécifiques » en matière de traduction. C’est précisément le rôle du traducteur de les mesurer, ces différences, et de faire passer très exactement le vouloir dire d’un texte d’une langue dans une autre, sans en effacer l’originalité, sans le coloniser. Car le traducteur ne traduit pas une langue, il traduit un texte, un discours. S’il est des différences qui posent des problèmes (jamais insurmontables) au traducteur, c’est dans les realia socio-culturelles qu’elles se nichent, dans la façon par exemple de rendre les marques du statut réciproque dans un dialogue entre une sœur cadette et son aînée. 

La nouvelle apporte-t-elle des contraintes de traduction particulières ? 

Pour répondre à cette question, il faut d’abord se référer à une définition claire de ce qu’est la nouvelle. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) nous propose celle-ci : « Œuvre littéraire, proche du roman, qui s'en distingue généralement par la brièveté, le petit nombre de personnages, la concentration et l'intensité de l'action, le caractère insolite des événements contés. » Cette définition, en tentant d’être aussi précise que possible, expose la difficulté qu’on éprouve à la distinguer du roman. Le trait caractéristique est sa brièveté, laquelle implique une nécessaire maigreur du contenu, le nombre restreint de personnages, l’unité de lieu et d’action tout comme dans le théâtre classique, la célérité de l’épisode conté. Le modèle qu’a défini Maupassant, avec une intrigue orientée vers une chute finale (nous avons tous lu « La parure » au collège) illustre parfaitement cette définition. C’est à ce modèle, qui vise une fin qui doit surprendre le lecteur par son imprévisibilité, que se conforme, encore aujourd’hui, Sylvain Tesson dans son recueil Vérification de la porte opposée (Libretto, 2010). Cela dit, toutes les nouvelles ne répondent pas au modèle « à chute ». En attestent, par exemple, celles de JMG Le Clézio, ou, si l’on veut aller chercher dans notre littérature classique, celles de Flaubert, ou, plus loin encore dans le temps, celles de Marguerite de Navarre. Le genre narratif bref autorise en fait une grande liberté de conception, réaliste (Balzac), fantastique (Gautier), parabole philosophique (Diderot), etc., liberté dont ont fait un grand usage les romanciers. Force est de convenir que si c’est la brièveté, si c’est la concentration du matériau romanesque (même s’il est un peu vain de définir le genre par le nombre de pages), qui distingue la nouvelle du roman, il n’y a pas de différence fondamentale entre l’une et l’autre. À l’étranger et notamment en Corée, on parle de novella pour désigner un genre hybride, un texte trop long pour être appelé nouvelle et trop court pour être appelé roman. Ce qu’en conclusion, et pour répondre à votre question, on peut dire, c’est que la nouvelle n’apporte pas à la traduction de contrainte particulière par rapport au roman. 

Comment s’est opéré le choix des autrices à faire figurer dans ce recueil, ainsi que le choix de leurs textes ? 

Comme nous avions pris l’habitude, dans nos cours de traduction donnés à l’Institut de la Traduction littéraire (LTI Korea) et à l’École supérieure de Traduction et d’Interprétation (GSTI) de l’université Ewha (cours longtemps communs) d’utiliser des nouvelles, nous disposions d’un ensemble de nouvelles traduites dormant dans nos ordinateurs. Le meilleur critère de la qualité d’une traduction étant l’accord donné par un éditeur français de la publier, nous avons soumis à la maison d’édition Zulma un projet d’anthologie de nouvelles coréennes traduites en français. Cette maison avait déjà publié quelques-unes de nos traductions d’auteurs coréens (Hwang Sok-yong, Lee Seung-U et quelques autres). De nos discussions avec Laure Leroy et Serge Safran, l’idée est venue de composer une anthologie représentative de la production littéraire coréenne contemporaine. La littérature, au tournant du siècle, s’était affranchie des récits de guerre et de lutte contre la dictature, elle abordait dorénavant des sujets plus intimes (la famille, le travail, la vie quotidienne) et donnait la parole à de jeunes auteurs femmes – qu’on n’appelait pas encore « autrices ». C’est ainsi que nous avons regroupé huit nouvelles représentatives de la jeune littérature, toutes écrites par des femmes au début de ce siècle. En 2011, date de la publication de l’anthologie, certaines faisaient figure de vedettes dans le paysage littéraire coréen (Oh Jung-hi ou Eun Hee-kyung – Pak Wanseo étant l’aînée), d’autres étaient de nouvelles venues (Kim Ae-ran, Han Kang). Toutes étaient des Coréennes parlant de la vie des femmes coréennes en ce début de siècle.        

Quelle est la place de la nouvelle dans la littérature coréenne ? 

La nouvelle est généralement regardée comme un genre mineur en France, comme si écrire une nouvelle était pour un romancier une façon de se reposer après avoir mis le point final à un roman de cinq cents pages. En réalité, elle n’est pas, ou du moins pas forcément, un genre mineur : l’absence des digressions, des descriptions ou de l’analyse propres au roman implique un exigeant travail de contraction qui a donné de vrais chefs-d’œuvre à notre patrimoine littéraire. « La nouvelle, nous dit Baudelaire, a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. » Il n’empêche qu’un jugement dévalorisant a pris le dessus en France : les éditeurs disent que s’ils ne publient pas de nouvelles, c’est parce que les Français n’aiment pas les nouvelles ! Ce jugement n’a pas cours en Corée. La nouvelle et la novella y sont très populaires. Elles sont publiées dans les quotidiens et les magazines comme en France au XIXe siècle. Ces journaux attribuent des prix qui couronnent les meilleurs textes. À la fin de l’année, les nouvelles primées sont regroupées dans un recueil qui connaît un vrai succès éditorial. Autrement dit, la nouvelle est la voie royale pour entrer en littérature. C’est par elle qu’au fil du temps sont découvertes les meilleures plumes, c’est elle qui propulse les nouveaux auteurs sur le devant de la scène, qui ne manqueront pas de confirmer leur talent en publiant plus tard un premier roman. La nouvelle, c’est enfin, pour les auteurs les plus audacieux (Jeong Jidon, par exemple), un terrain d’expérimentation idéal. 

La littérature coréenne est peut-être moins populaire en France que celle d’autres pays d’Asie, la nouvelle serait-elle une bonne entrée en matière ? 

La popularité des littératures étrangères dépend de nombreux paramètres qui ont peu à voir avec la qualité des œuvres. Si la littérature américaine « écrase » littéralement aujourd’hui toutes les autres en France, est-ce parce qu’elle produit plus de chefs-d’œuvre que les autres ? Nous pouvons en douter. La raison, il faut aller la chercher ailleurs que dans la littérature : dans les présupposés, dans les clichés endossés par une culture terriblement influencée (par Hollywood, Google, McDonalds, Netflix, Elon Musk, etc.). Si la littérature japonaise jouit en France d’une grande popularité, c’est en raison d’un intérêt qui remonte à la fin du XIXe siècle pour une culture qui a fasciné les Impressionnistes (Monet), puis les écrivains (Pierre Loti, Paul Claudel), intérêt conforté par l’intensité des échanges culturels entre le Japon et la France jusqu’à maintenant. La littérature chinoise, pourtant prestigieuse, ne bénéficie pas en France du même pouvoir d’attraction que la littérature japonaise, comme en atteste le nombre de titres publiés en France. La distance qui nous semble s’être accrue de nos jours tient sans doute à l’isolement relatif dans lequel s’est enfermée la Chine. Quant à la littérature coréenne, elle ne fait l’objet d’une découverte que depuis peu de temps. La colonisation, la guerre, la longue période de la dictature, ont fait obstacle à la découverte du pays du Matin clair. Mais un réel intérêt s’est manifesté depuis le début de notre siècle. Dans un passé pas très ancien (jusqu’au tournant du siècle), seuls les petits éditeurs (ceux qu’on appelle « petits » par le chiffre d’affaires et le nombre de titres publiés) ont accepté de publier des titres coréens. Aujourd’hui, les « grands » (Gallimard, Grasset, etc.) sont devenus demandeurs de traductions du coréen. Le prix Nobel attribué à Han Kang ne peut que conforter cette heureuse évolution. Je saisis cette occasion pour rendre hommage aux dits « petits » éditeurs, ce sont eux qui ont, comme souvent, fait œuvre de pionniers, de découvreurs. Est-ce que la nouvelle est une bonne entrée en matière ? Elle a pour elle de bons arguments : c’est le genre où excelle les auteurs coréens, encouragés par le système éditorial évoqué précédemment ; c’est aussi un genre qui répond le mieux aux contraintes de temps des lecteurs d’aujourd’hui, qui doivent le partager entre mille choses, l’ordinateur, le téléphone, les déplacements, etc. Une nouvelle meuble idéalement la durée d’un voyage Paris-Lyon en TGV. Mais elle a aussi contre elle les préjugés évoqués plus haut. Le public français préfère le roman. C’est donc par le roman qu’on parviendra le plus efficacement à faire connaître les auteurs coréens. Il lira ensuite volontiers les nouvelles des écrivains qui les auront d’abord séduits par leurs romans.

Il y a un texte du Prix Nobel de littérature 2024, Han Kang, dans ce recueil, comment définiriez-vous son écriture par rapport à celle de ses consœurs pour qui ne l’a jamais lue ? 

« Les chiens au soleil couchant », nouvelle qui figure dans l’anthologie Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée est le premier texte de Han Kang qui ait été traduit et publié en France. Nous en tirons fierté ainsi que son éditeur. En l’absence de toute autre publication en français, il nous avait fallu décider de la graphie de son nom : nous avions orthographié son patronyme sous la forme « Gang » en suivant les recommandations officielles de transcription. Ce n’est que plus tard que l’autrice nous a fait savoir qu’elle souhaitait conserver la graphie traditionnelle « Kang » en hommage à son père, lui-même écrivain. Nous ignorions, bien entendu, qu’elle obtiendrait un jour le prix Nobel de Littérature, mais nous n’ignorions pas que nous avions affaire à une grande écrivaine. Un des traits particuliers de l’écriture de Han Kang, telle qu’elle apparaît dans la novella « Les chiens au soleil couchant », est l’empathie pour les victimes, les vaincus, les oubliés. C’est l’histoire d’un divorce vu par les yeux d’une enfant, victime d’un conflit où elle n’est pour rien. Le lecteur francophone fera peut-être un rapprochement avec la littérature sentimentale de la fin du XIXe siècle (Hector Malot). Mais à la différence de cette littérature faite pour tirer des larmes, le pathétique, chez Han Kang, se garde de faire de la défense des opprimés une cause : ce qu’il exprime simplement et de façon terriblement efficace, c’est ce que ressent un cœur d’une extrême sensibilité devant le tragique d’une situation. Il n’est ni combat pour une juste cause et encore moins étalage de bons sentiments, il est l’expression sans fard de la douleur ressentie. « En ce moment, elle ne redoute plus rien parce qu’elle a trop souffert, parce qu’elle se sent seule depuis bien trop longtemps. » Cette douleur, omniprésente dans ce texte, s’exprime à travers des images (« sur la crête, les arbres nus allongent leur silhouette du côté de la lumière, essaient doucement de s’en approcher, tendent leurs maigres branches dans sa direction… ») qu’on retrouvera dans la plupart des œuvres à venir. On reproche parfois à l’univers de Han Kang son caractère sombre, mélancolique, une apparente complaisance dans l’expression de la douleur. Dolorisme qui a sans doute à voir avec le fameux han, ce profond sentiment de tristesse, de chagrin que ressentent les Coréens. Qui a quelque chose à voir aussi, nécessairement, avec le destin tragique de son pays, la répression des insurrections de Jeju en 1948 et de Gwangju en 1980, autant de blessures qu’en tant qu’écrivaine attachée à ses racines coréennes Han Kang évoque nécessairement dans ses romans. Mais la marque sans doute la plus caractéristique de son écriture, c’est la poésie. Une poésie souvent sombre et mélancolique, certes, mais toute de douceur et de finesse, de tendresse aussi, jusque dans le non-dit, jusque dans les silences. Han Kang porte une attention particulière à la beauté des images, à la fluidité de la phrase, à sa musicalité. Elle est poète avant d’être romancière. Ses poèmes sont des micro-récits, des micro-tableaux, des nouvelles, en somme, dont elle n’aurait gardé que quelques moments d’une charge poétique intense. Notons que les  éditions Grasset publieront au printemps un recueil de poèmes de la romancière et poétesse Han Kang, prix Nobel de littérature.

Voici, pour l’illustrer, un extrait d’un poème intitulé « La voix » tiré de l’ensemble « Neuf Épisodes » qu’on trouvera dans l’anthologie Nocturne d’un chauffeur de taxi publiée par Philippe Rey, Paris, 2014.
남자는 얼굴보다 목소리가 아름다운 여자와 함께 살았다. 어둠 속에서 여자가 속삭이는 음성을 듣다가 잠들곤 했다. 여자가 나직이 노래를 흥얼거릴 때면 하던 일을 멈추고 눈을 감았다.
남자가 여자의 목소리를 좋아한다고, 연필 같아서 그렇다고 했을 때 여자는 강아지풀 같은 웃음을 터뜨렸다.
그게 대체 무슨 말이야?
여자의 목소리가 깊은 밤 종이 위에서 사각거리는 연필소리 같다는 말을 남자는 하지 않았다.
« Il vivait avec une femme dont la voix était plus belle que le visage. Il s’endormait le soir, bercé par sa musique. Quand elle chantonnait, il cessait toute activité et fermait les yeux. 
« J’aime ta voix, parce qu’elle fait comme un crayon », lui dit-il.
Elle éclata d’un rire juvénile, aussi doux que le plumeau des roseaux de Chine :
« Comme un crayon ? Que veux-tu dire ? »   
Il s’abstint de préciser que sa voix faisait comme le doux chuintement de la mine sur le papier quand on écrit au cœur de la nuit. »

Cocktail Sugar. Traduit du Coréen sous la direction de Choi Mikyung & Jean-Noël Juttet. Editions Zulma. Lire un extrait

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