[INTERVIEW] Gabriel Tatibouet-Sadki : "LEILA donne accès aux littératures arabophones"

Initié par différents organismes experts en traduction ou encore en cultures méditerranéennes et du Moyen-Orient, et soutenu par Europe Créative, LEILA valorise des œuvres littéraires issues d'une quinzaine de pays arabes. 

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[INTERVIEW] Gabriel Tatibouet-Sadki : "LEILA donne accès aux littératures arabophones"

Date
9/4/2025
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7 min
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Promouvoir la traduction et la dissémination de la littérature arabophone contemporaine : le projet coopératif de dimension européenne LEILA entend contribuer à la diversité littéraire et à la circulation des textes. Initié par différents organismes experts en traduction ou encore en cultures méditerranéennes et du Moyen-Orient et soutenu par Europe Créative, LEILA valorise des œuvres littéraires issues d'une quinzaine de pays arabes. Dans un paysage éditorial très largement dominé par les traductions issues de l'anglais, l'arabe peine à faire entendre la diversité et la richesse de ses voix sur le marché français. Afin de contribuer à combler ce vide culturel et linguistique, LEILA propose un catalogue en permanente évolution, enrichi par des spécialistes de la littérature arabe et de la traduction, ainsi qu'un véritable centre de ressources et d'études sur les littératures arabophones. Entretien avec Gabriel Tatibouet-Sadki, en charge du programme et de son développement. 

Comment est né le projet LEILA, quelle est sa fonction ?

Le projet LEILA a pour but de promouvoir la scène littéraire arabophone auprès des maisons d’éditions européennes, en s’appuyant sur l’expertise des traductrices et traducteurs. LEILA a d’abord connu une première phase de lancement, de 2021 à 2023, grâce à un financement du programme Europe Créative de l’Union européenne. Le projet était alors piloté par l’Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO), autour duquel se sont réunis différents partenaires, dont ATLAS. Un des premiers objectifs de ce projet a été de dresser un état des lieux de la traduction de la littérature arabe en Europe. Cela s’est fait notamment en réunissant à Arles des traductrices et traducteurs de l’arabe venus de toute l’Europe, afin qu’ils mettent en commun leurs expériences. En parallèle, un ensemble d’études sur la littérature arabe ont été commandées et sont désormais disponibles sur le site LEILA. Durant cette première phase, ATLAS a également coordonné la réalisation d’un catalogue d’auteur·rice·s et de titres arabophones proposés aux maisons d’édition européennes. Son ambition première est de promouvoir des œuvres littéraires issues d’une quinzaine de pays arabes qui sont à ce jour peu traduites dans les langues européennes. La sélection des ouvrages et des auteurs qui figurent dans le catalogue LEILA, aujourd’hui disponible en ligne, a été effectué par un jury international de 16 spécialistes de la littérature arabe. Ce catalogue présente 70 titres, essentiellement des romans et des recueils de nouvelles, mais aussi des mémoires et récits autobiographiques. Aujourd’hui, grâce au soutien de l’Institut français, ATLAS poursuit le développement de ce catalogue dans le cadre du programme Livres des deux rives. Depuis décembre 2024, nous avons rajouté 6 nouveaux titres, et quatre autres seront ajoutés prochainement.


Pourquoi, selon vous, existe-t-il un tel vide autour de la traduction de l’une des 10 langues les plus parlées dans le monde ?

Tout d’abord, il est évident qu’au regard de l’immense production littéraire du monde arabe, la part d’ouvrages traduits vers les langues européennes est extrêmement faible. En France, la part d’ouvrages traduits de l’arabe représente moins de 1% du volume global des traductions. Ceci est lié à différents facteurs, et les situations varient selon les pays. Dans certains cas il faut souligner le manque de traducteur·rice·s de l’arabe : un traducteur comme Sampsa Peltonen, qui a participé au projet LEILA et qui traduit vers de l’arabe vers le finnois, se trouve presque seul à assurer ce rôle de passeur de la littérature arabe dans son pays. Au-delà de cet exemple précis, la question de la formation des traducteur·rice·s de l’arabe est un véritable enjeu. Cependant, même dans un marché comme la France, où exercent un certain nombre de traducteur·ice·s arabisants, la part de littérature étrangère traduite de l’arabe est très marginale. Le fait que la plupart des éditeur·ice·s ne lisent pas l’arabe constitue un frein. Les traducteur·ice·s doivent bien souvent adopter le rôle de « scout littéraire » et apporter des projets de traduction aux maisons d’édition. Plus généralement, la littérature arabe souffre encore du fait que les maisons d’édition sont souvent à la recherche de textes qui font office de témoignages et qui viendraient ainsi apporter au lectorat européen un éclairage sur un contexte socio-politique. Il faut selon moi dépasser cette vision, et insister sur la créativité des auteur·rice·s arabes, qui nous donnent à lire des œuvres originales. Le catalogue LEILA intervient précisément à cet endroit, en donnant accès aux maisons d’édition européennes à un catalogue d’ouvrages qui représentent la grande diversité des littératures arabophones.

Auriez-vous quelques exemples de titres arabophones qui ont été traduits dans des langues européennes (notamment français), grâce au travail de LEILA ?

De nombreuses œuvres ont bénéficié de la vitrine offerte par le site LEILA. Celle de Najwa bin Shatwan par exemple (Najwa Bin Shatwan, Roma Termini (روما تيرمني), tr. Federica Pistono, emuse, 2024 ; Najwa Bin Shatwan, I recinti degli schiavi (زرايب العبيد), tr. Federica Pistono, atmosphere libri, 2023), une écrivaine libyenne dont deux ouvrages ont récemment été traduits vers l’italien ; un autre est en cours de traduction vers le français et paraîtra dans la collection Khamsa des éditions Barzakh / Philippe Rey. L’une de ses nouvelles a également été traduite en français par Lola Maselbas dans le dernier numéro de la revue Graminées. Pour rester en Libye, on peut citer l’incroyable roman de Mohamed Alnaas, Du pain sur la table de l’oncle Milad, traduit par Sarah Rolfo et publié en 2024 aux éditions Le Bruit du Monde. Il s’agit d’un premier roman à la fois très dur, plein d’humour et de tendresse, sur un jeune homme qui se confronte aux normes de virilité de la société libyenne contemporaine. Nous sommes heureux de constater que les initiatives s’appuyant sur le projet LEILA se multiplient à travers l’Europe.

Avec quels profils de traducteur·rice·s travaillez-vous ?

Le projet LEILA constitue une opportunité unique de créer un réseau européen de traducteur·rice·s de l’arabe aux profils variés. Les traducteur·rice·s qui forment le jury LEILA sont des experts de la littérature arabe, chacun·e dans leur champ de spécialisation. Mais nous avons aussi sollicité plus de 35 traducteur·rice·s européen·ne·s, plus ou moins expérimenté·e·s, pour rédiger les fiches de lectures et les notices biographiques du catalogue.

De quelles manières ce type de projet bénéficie-t-il, directement ou indirectement, aux lecteur·rice·s ?

En tant que lecteur, je suis continuellement à la recherche d’ouvrages qui m’emmènent dans des directions inattendues, et la littérature traduite me procure souvent cet effet. Avec le projet LEILA, nous espérons enrichir les rayons « littérature arabe » des librairies et bibliothèques européennes d’ouvrages qui surprendront les lecteur·ice·s !  

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