[INTERVIEW] Marie Barbier : "La libre expression est toujours la bête noire des systèmes totalitaires"

La poésie n'a que faire des frontières, même, et surtout, en plein conflit. L'éditrice indépendante Marie Barbier nous le rappelle avec ce recueil, fin comme un pamphlet à faire circuler sous le manteau, dense comme un appel à l'intelligence

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[INTERVIEW] Marie Barbier : "La libre expression est toujours la bête noire des systèmes totalitaires"

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26/3/2025
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La poésie n'a que faire des frontières, même, et surtout, en plein conflit. L'éditrice indépendante Marie Barbier nous le rappelle avec ce recueil, fin comme un pamphlet à faire circuler sous le manteau, dense comme un appel à l'intelligence. Non, en Russie, les artistes ne sont pas tous·tes à la botte du régime, loin s'en faut. Certain·e·s  payent leur contestation de leur liberté. Epaulée par Elena Balzamo, femme de lettre et de mots, traductrice et dénicheuse, Marie Barbier rappelle l'importance cruciale de la poésie dans un pays disloqué par des décennies de totalitarisme. Alors que la paix se profilerait enfin à l'horizon Ukrainien, les mots et les initiatives de ces dissident·e·s conservent farouchement leur virulence, leur force. Leur humanité. Il n'y a pas une seule manière de lutter, il y a autant d'outils de lutte que de mots. 

« Résistance(s) : huit poètes russes », ce petit recueil, que vous réimprimez déjà, est-il un rappel qu’il faut garder en tête la force de la résistance intellectuelle en Russie ? Pourquoi ce pluriel entre parenthèses ?

Ce recueil, c’est d’abord un hommage à la poésie, comme étant la forme la plus capable d’exprimer de manière spontanée et virale cette déflagration qu’est la guerre. Je pense par exemple au poème d’Ivan Fedoulov, ex-militaire russe, écrit en hommage à un prisonnier ukrainien exécuté sur ces mots « Gloire à l’Ukraine !  » et qui a très vite circulé sur la toile…

J’étais sensible à l’idée de rappeler qu’il y a toujours des gens en faveur de la paix, et quantité d’actes héroïques dont ne parlent pas les médias. Elena Balzamo les évoque dans son essai Zigzags (duquel est parti ce recueil Résistance(s)) : cette femme qui écrit « non à la guerre » dans la neige d’un jardin public et se fait aussitôt embarquer, celle qui repeint sa clôture aux couleurs de l’Ukraine, ces dames bras dessus bras dessous qui portent chacune un manteau bleu et jaune… Société civile ou actes isolés ? Notre visibilité est quasi nulle, surtout avec la disparition de figure fédératrice comme Alexeï Navalny et le durcissement de la censure. Que pense vraiment la majorité des Russes ? Difficile de savoir, mais il y aura toujours des gens qui résistent. Muselés à l’intérieur et parfois ostracisés à l’étranger en raison de leur appartenance au pays belligérant, ils sont pris en tenaille.

Le (s) de Résistance (s) défend l’idée qu’il n’y a pas une seule manière de lutter, ni même une bonne. Il rappelle aussi la polysémie du mot qui peut être « résister » au sens de « refuser de lâcher prise », « s’accrocher à ». Le champ est ouvert, ce qui est à mon sens l’idée même de la poésie.

La plupart de ces poètes et poétesses vivent à l’étranger, ou sont en prison en Russie. La poésie dérange-t-elle toujours les systèmes totalitaires ?

États-Unis, Géorgie, Allemagne… Plusieurs sont à l’étranger et/ou estampillés « agents de l’étranger » — ce qui veut dire que le rédacteur ou l’éditeur qui les publient doit mentionner « agent de l’étranger » sous peine d’amende. Ils subissent  aussi toutes sortes de rétorsions financières, (comme l’impossibilité de toucher leur loyer moscovite par exemple). Le cas le plus dramatique du recueil reste celui d’Evguenia Berkovitch. Metteuse en scène, homosexuelle et mère de deux filles adoptées (auxquelles elle fait allusion dans sa plaidoirie, dont des extraits sont reproduits), elle a été condamnée à six ans de prison. Alors que nous mettions en page le recueil, la sentence n'était pas encore tombée. J’ai dû la corriger dans l’index avant qu’il ne soit imprimé. Sa plume, dans sa sobriété, émeut : 

À huit heures, il fait déjà clair

À huit heures, il fait déjà jour

Et la neige fondra, c’est certain,

La clarté de sa patte chaude

Pourra se frayer un chemin,

Ce sera le printemps. Et ça,

Nul ne saurait l’interdire.

La libre expression est toujours la bête noire des systèmes totalitaires. La poésie est sans doute particulièrement « dangereuse » parce qu’elle s’adresse aux sens, au subconscient, aux émotions. En outre, elle peut facilement se mémoriser (davantage qu’un roman) et circuler. Paradoxalement, la Russie respecte la poésie ; par ses sanctions, elle reconnaît son pouvoir. On emprisonne les poètes, là ou ailleurs,peut-être, il n’y aurait qu’indifférence ou condescendance (que peuvent quelques vers ?).

Comment s’est opérée la sélection des textes, pourquoi 8 et une majorité de femmes ?

Elena Balzamo a eu carte blanche, pour collecter ce qu’elle avait déjà repéré sur Internet. En outre, n’étant pas sûr de bien traduire la poésie (c’est très particulier), elle s’est entourée de deux traductrices dont Christiane Zeytounian-Beloüs, qui avait déjà publié un recueil de poètes russes : Non à la guerre. Je voulais pour ma part prolonger l’aperçu qu’en donnait Zigzags (chap. « Traduire le chagrin », p.67), plutôt que me lancer dans une vaste anthologie. C’est un projet qui s’est fait très spontanément, c’est la première fois que nous publions de la poésie. Au final, il y a quatre femmes, trois hommes, un anonyme ; c’est assez équilibré. Le seul point de discussion a été la place de l’index (après les poèmes ? pour entrer dans la chair du texte ? ou avant, comme le souhaitais Elena Balzamo ? Pour honorer les auteurs ? – j’ai tranché dans ce sens, c’était le moins que je puisse faire). Une sélection réduite, donc, mais avec des styles suffisamment différents pour rendre compte de cette vitalité poétique. Le lecteur navigue entre quatrains, plaidoierie, journal intime… Le chagrin aux accents lyriques d’une Tatiana Voltskaïa face à ce conflit fratricide (« Caïn, Caïen ! Où est ton frère Abel ? ») et l’explosion de colère d’un Guerman Loukomnikov parodiant les mots de Poutine (« Hé-oh ! Dans le monde entier, / Personne pour le liquider ?/ Butez-le jusque dans les chiottes/ et dites : « Il s’est noyé ».) se complètent. 

Vous travaillez depuis longtemps avec la femme de lettres Elena Balzamo, dont vous publiez par ailleurs « Zigzags » le dernier roman. Joue-t-elle un rôle particulier dans le développement de votre catalogue ?

Elena Balzamo est effectivement une réelle contributrice, en tant que traductrice polyglotte (suédois, russe) et historienne. J’ai choisi de l’accompagner un temps dans sa prose, avec ce ton désopilant qu’elle donne à des réflexions graves ou fines. Ça a donné les ouvrages Triangle isocèle, Décalcomanies, Périmètre élargi. C’est aussi une lanceuse d’alerte. Par une ironie de l’Histoire, cette censure soviétique qu’elle rapporte dans ses livres, et dans laquelle elle a grandi, revient sur le devant de la scène. Résistance(s). Huit poètes russes incarne cet engagement en faveur des libertés et pour le respect de la vie, qu’on lui sentait précédemment.

Après, le catalogue s’est surtout organisé sur deux versants, d’un côté les illustrés avec une collection de livres d’art mélangeant littérature et bande dessinée. Il y a une réelle admiration pour la manière dont certains grands noms de la bande dessinée contemporaine se sont appropriés des mythes littéraires, comme Roméo et Juliette par Enki Bilal… De l’autre côté, c’est la littérature, qui mélange le contemporain et les rééditions, et se veut de plus en plus cosmopolite. C’est toujours des voix particulières et fortes, souvent inédites, comme l’écrivaine roumaine Dora Pavel ou l’auteur taïwanais Wuhe.

Petit prix, petit format, mise en page soignée : vous inaugurez une nouvelle collection avec ce titre et celui d’Elena Balzamo, sera-t-elle tournée vers une certaine forme d’engagement politique ?

C’est une porte ouverte, on verra la réception qu’en auront les lecteurs. Elle est, pour l’instant,  encourageante. Le format se prête bien à des textes engagés, mais aussi à des genres spécifiques, comme la poésie et la nouvelle. C’est un peu expérimental. Ce qui est certain, c’est que je voulais d’abord valoriser ces voix courageuses… 

Résistance(s). Huit poètes russes. Traduction d'Elena Balzamo. Editions Marie Barbier

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