Âmes (et estomacs) sensibles : s’abstenir. Chez Faute de Frappe, on ne fait pas dans la dentelle. Rencontre avec un éditeur indépendant lillois qui fait plus dans l'hémoglobine et les tripes
Le Diable a encore frappé ! Portée par l’infernal duo Morgane Caussarieu et Christophe Siébert, l’anthologie « Les Nouveaux Déviants », publiée par les éditions du Diable Vauvert, donne ses lettres de noblesse à l’étrange, la marge, l’underground. Sombres, dérangeantes, grinçantes, effrayantes, gores, les 17 nouvelles de ce recueil sont signées Justine Niogret, Charlotte Bourlard, ou encore Nicolas Martin et Simon Johannin, pour ne citer que quelques noms parmi la joyeuse troupe de dérangé·e·s littéraires. Toute une nouvelle génération de plumes bien décidée à explorer les territoires de l’horreur dans toutes ses déclinaisons, à des années lumières de bons sentiments ou de volonté « feel good », ça fait un bien fou !

« Les Nouveaux Déviants », tout un programme ! Pourquoi avez-vous eu envie de donner de la voix aux littératures de genre ?
Christophe Siébert : Je ne crois pas que ce soient particulièrement les littératures de genre qui m’ont intéressé dans ce projet, mais plutôt les littératures marginales, les voix et les langues qui sortent des sentiers battus, les récits singuliers. Mon rayon préféré en librairie, s’il existait, s’appellerait : « bizarrerie inclassables, malaise, angoisse et autres mangeages de cerveau ». L’idée de cette anthologie vient d’abord de Morgane, donc c’est certain qu’elle trouve ses racines dans l’horreur. Quant à moi, tout ce qui est feel-bad m’intéresse. Et ce qui m’excite avec ce livre, c’est qu’il va montrer que des autrices et des auteurs aussi différents que, par exemple, Violaine de Charnage et Simon Johannin (que ça soit en termes d’esthétique ou de carrière) appartiennent en fait une même famille, une même école. Ce que j’aimerais par-dessus tout, c’est que cette anthologie représente un premier pas vers la reconnaissance d’un territoire partagé par des tas d’écrivaines et d’écrivains qui ont en commun, pour l’instant, de passer aux yeux de la critique pour des francs-tireurs, des outsiders, des solitaires.
Morgane Caussarieu : Eh bien, c'est ce que nous aimons lire et écrire, cela nous a semblé naturel. L'horreur est considérée comme le mauvais genre de l'imaginaire, lui même un mauvais genre par rapport à la 'littérature'. C'est important de montrer que des textes dit « trash », peuvent être aussi très bon et pas forcément bis.
Qu’est-ce qui a défini le choix des titres de cette anthologie ? Comment avez-vous travaillé, spécialement en binôme ?
C.S : Lorsque nous avons discuté avec Marion Mazauric, la boss du Diable, de notre envie de diriger une anthologie, sa réaction a été si enthousiaste que, après avoir recommandé des pintes, nous avons immédiatement commencé à lister des noms : notre sommaire idéal. Ensuite, évidemment, il a évolué, mais si je compare cette liste initiale au sommaire actuel, plus de la moitié des noms s’y retrouvent. Le choix a été simple pour un certain nombre de textes, je dirais un bon tiers : ils ont fait l’unanimité – c’est-à-dire qu’ils ont plus à Morgane et moi, mais aussi à Raphaël Boudin, éditeur au Diable, qui a coordonné notre travail, et qu’ils ont été validés par Marion. Pour le reste, ma foi, c’était la foire d’empoigne habituelle, avec son lot de bonnes surprises (« Tiens, lui, je pensais vraiment pas qu’il passerait, je suis content ! »)… et de mauvaises, surtout quand il faut envoyer un message à un copain ou une copine dont on a adoré le texte, pour lui annoncer que le reste de l’équipe n’a pas été convaincu. Sans oublier que pour des raisons éditoriales et économiques nous ne voulions pas dépasser un certain nombre de nouvelles (afin de ne pas étouffer les lecteurs et conserver une certaine concentration – au sens gastronomique du terme, concentration des saveurs, quoi) ni un certain nombre de pages (à cause des coûts de fabrication et du prix de vente). Sans ces deux garde-fous, franchement, rien ne nous empêchait de concocter une antho de 1 500 pages, avec 80 textes, vendue 70 euros ! Seulement, bien sûr, elle aurait été achetée par 150 personne et la moitié d’entre elles auraient réussi à la lire en entier. Ensuite, quand il a fallu travailler avec chaque autrice et auteur pour réviser et corriger les textes, nous nous sommes simplement réparti le travail en fonction de nos affinités littéraires et humaines.

M.C : Il y avait des auteurs que nous voulions absolument dedans, dont nous aimions déjà beaucoup la plume à qui nous avons commandé une nouvelle. Il restait quelques places de disponibles, et nous avons aussi lancé un appel à textes pour trouver quelques pépites, et ensuite nous les gardions si nous étions les trois d'accord dessus (Raphaël Eymery, notre éditeur, faisait aussi partie du comité de lecture). Il était important que les gros noms côtoient des auteurs moins renommés, que les auteurs issus de la SF côtoient ceux issus de la littérature général ou du polar, pour faire un panel aussi exhaustif que possible des plus belles plumes subversives et créer une passerelle entre les publics de lecteurs.
Le trash, l’horreur, le gore, et autres joyeusetés ont toujours été des miroirs de la société… Que nous disent ces textes de notre époque ?
C.S : Plutôt que des miroirs, je dirais des négatifs. Toutes les littératures qu’on pourrait qualifier de « noires », c’est-à-dire – outre évidemment le polar –, l’horreur et ses dérivés, l’anticipation dans ses recoins les plus sombres, l’érotisme quand il désire proposer autre chose que de la simple distraction, ont pour point commun, pour le dire grossièrement, de regarder sous le tapis. D’aller scruter les angles morts de la société, les angles morts du psychisme. De montrer ce qu’habituellement, dans la vie (et dans une certaine littérature bien élevée), on préfère ne pas montrer. Georges Simenon théorise – et applique dans ses romans – la notion « d’homme nu », c’est-à-dire que ses histoires mettent en scène des individus ordinaires qui, à la faveur d’une crise, vont au bout d’eux-mêmes. « Dès mes quinze ou seize ans, écrit-il, j’ai été curieux de l’homme, et de la différence entre l’homme habillé et l’homme nu. L’homme tel qu’il est lui-même, et l’homme tel qu’il se montre en public, et même tel qu’il se regarde dans la glace. Tous mes romans, toute ma vie n’ont été qu’une recherche de l’homme nu. » Jean-Patrick Manchette, lui, nous explique (dans ses Chroniques, à lire au moins une fois par an) que « le Mal domine historiquement. La domination du Mal est sociale et politique. Le pouvoir social et politique est exercé par des salauds. » Il estime que le roman noir est le roman de ce constat, et aussi du constat que la révolution, qui a consisté à renverser cet ordre mauvais et tenter de le remplacer par un ordre bon, ou par autre chose, a échoué. Virginie Despentes, enfin, dans King Kong Théorie, qui pour moi est un ouvrage fondateur pas seulement pour le féminisme mais pour toutes celles et ceux qui se sentent en rupture, nous raconte ceci : « En 93, je publie Baise-moi. Premier papier, dans Polar. Un papier de mec. Trois pages. De réassignation. […] Papy intervient, ciseaux en main, et il va me la rectifier, ma bite mentale, il va s'en occuper, des filles comme moi. Et de citer Renoir : "les films devraient être faits par de jolies femmes montrant de jolies choses". Ça me fera au moins une idée de titre. » Voilà. Je ne sais pas en ce qui concerne Morgane, mais pour moi, les trois figures tutélaires de cette anthologie sont celles-là et ces trois réflexions-là en sont le cœur.
M.C : Que nous vivons dans un monde fou, fou, fou !
La tendance va plutôt au lisse et politiquement correct, reste-t-il une véritable place pour ces univers et leur brutalité ?
C.S : Je ne dirais pas ça comme ça. J’observe au contraire que beaucoup de livres à succès sont en apparence très sombres, très durs, très violents. Combien de best-sellers prennent pour personnages principaux des tueurs en série ? Combien de meurtres, de viols, de violence conjugale, de maltraitance psychologique dans les romans à fort tirage ? Je crois que la frontière ne se situe pas entre une littérature lisse et cette littérature rugueuse-là, celle des gros tirages, car, au fond elles partagent la même préoccupation : distraire le public et s’efforcer de ne rien dire qui vienne gâcher cette distraction. À la fin les méchants sont punis et l’amour triomphe et tout va bien. Car si les méchants sont des monstres dont la malfaisance n’est qu’individuelle, il suffit de les supprimer pour supprimer le mal ; l’amour, lui, se rie des pires obstacles, youkaïdi. Les récits que nous proposent les autrices et les auteurs des Nouveaux Déviants ne racontent pas ça. Ils ne sont pas triomphalistes. Même quand ils finissent bien, il se déroulent dans un monde qui continue d’aller mal, c’est-à-dire dans notre monde. Bien sûr qu’on peut tomber amoureux après Auschwitz, mais on ne peut plus tomber amoureux dans un monde où Auschwitz n’existe pas. L’une de nos ambitions, c’est qu’en plus de vouloir offrir une saine distraction au moyen de scènes de violence outrancières, de personnages hauts en couleurs, de récits riches en péripéties, nous avons aussi le désir d’exprimer un regard lucide sur le monde – lucide et je l’espère critique et singulier, nourri par une pensée forte. Sporco, d’Alex Jestaire, dernier texte de l’anthologie, c’est Marx + du caca. Certains peuvent trouver ça plus amusant que Marx tout seul. C’est notre cas.
M.C : J'espère, sinon il va falloir que je ferme boutique, car c'est un peu mon fond de commerce.
Qui sont les lecteur·rice·s d’imaginaire et épouvante ? Sont-ils disparates ou avez-vous observé un certain type de public ?
C.S : Pour Les Nouveaux Déviants, c’est un peu tôt, le livre vient de sortir, mais en tant que « déviant senior » je peux tenter de répondre pour ma pomme. J’ai voulu écrire notamment à destination des personnes qui ne se sentent pas si bien adaptées que ça au monde et je crois que j’ai touché un certain nombre d’entre elles. Je me réjouis aussi de constater année après année que mes lectrices et mes lecteurs sont de tous les genres, de tous les âges et de toutes les origines sociales. Enfin, j’ai l’impression que mes lectrices et mes lecteurs, en tout cas une certaine proportion, ne se reconnaissent pas dans la littérature mainstream – et ce désamour semble réciproque, de toute façon. Quand je me trouvais à un épouvantable salon de littérature générale il y a deux ou trois ans, coincé entre d’un côté des autrices et des auteurs pour qui Macron est un dangereux gauchiste, les gilets jaune des barbares et la moitié des jeunes femmes de ce pays des féminazies, et de l’autre côté des lectrices et des lecteurs pour qui PPDA n’a pas pu commettre les horreurs dont on l’accuse, cet homme est tellement séduisant, il a toutes les femmes qu’il veut (je n’invente rien, hein, et je ne suis pas près d’oublier la tête du copain qui signait à côté de moi et venait de dédicacer son livre à la dame lui tenant ce discours), la seule lectrice de moins de vingt ans, aux cheveux roses, jamais aperçue dans ce salon depuis sa création, est venue à ma table, a acheté un de mes bouquins parce qu’elle avait kiffé la couverture (quand elle a prononcé « kiffé », la moitié du staff de Gallimard a fait un AVC), a instagrammé ma dédicace (j’ai dû expliquer le sens de ce verbe aux survivants) et a foutu le camp illico. Bon, je ne sais pas pour l’imaginaire et l’épouvante en général, mais en tout cas, pour mes bouquins, je peux le dire : je suis très fier d’être lu et apprécié par mon public.
M.C : C'est assez disparate. Il est certain que si vous croisez quelqu'un habillé avec un t-shirt de métal ou de film d'horreur, vous avez plus de chance qu'il s'arrête à votre stand, mais en vrai, j'ai des lecteurs de tout âge, et autant de femmes que d'hommes, que de gens entre les deux. J'espère que cette anthologie touchera le plus grand nombre, donc.
Quelles sont vos lectures « déviantes » actuelles ou préférées ?
C.S : Est-ce qu’il est déviant, je ne sais pas, mais Les Éclats de Bret Eston Ellis a été ma grande baffe littéraire de 2023. Je ne sais pas non plus si elle est déviante, mais Notre part de nuit de Marianna Enriquez a été ma grande baffe littéraire de 2024. Je ne cite volontairement aucune autrice ni aucun auteur français actuel : celles-là et ceux-là sont dans l’anthologie. Quant aux Grands Ancêtres Déviants, fondateurs et absolus, pour moi il s’agit de Georges Bataille, Esparbec et Guillaume Dustan. Trois générations de pornographes (Bataille est né en 1897, Esparbec en 1933, Dustan en 1965), trois approches radicalement différentes de la littérature, trois carrières qui ne pourraient pas être plus dissemblables ; trois auteurs que j’ai découverts entre 15 et 25 ans et qui ont radicalement changé ma façon de lire, de comprendre le monde et d’écrire. Et si on quitte le champ de la littérature, il y a un artiste profondément déviant dont la peinture m’a considérablement marqué quand j’étais suis adolescent, et qui continue à m’influencer, c’est Hans Ruedi Giger ; et une œuvre tout aussi déviante que j’ai découvert en 1991 (j’avais 17 ans) et qui n’a pas cessé de me nourrir depuis, c’est Twin Peaks, de David Lynch (avec la collaboration d’Angelo Badalamenti et Dean Hurley pour la musique, de Mark Frost pour les trois saisons de la série télé, qui a aussi écrit L’Histoire secrète de Twin Peaks et Twin Peaks : le dossier final, et de Robert Engels pour le film Fire Walk With Me), dont je regarde les trois saisons et le film environ une fois par an.
M.C : Récemment j'ai lu « Mauvais garçon », de Jack Vance, c'était assez malsain et bien foutu, je recommande. Mes lectures déviantes préférées : la bibliographie d'Alex Jestaire, Christophe Siébert, Poppy Z Brite, Jack Ketchum, Donna Tartt, Anne Rice, pour n'en citer que quelques uns.
