Âmes (et estomacs) sensibles : s’abstenir. Chez Faute de Frappe, on ne fait pas dans la dentelle. Rencontre avec un éditeur indépendant lillois qui fait plus dans l'hémoglobine et les tripes
Si vous aimez les enquêteurs pour le moins en clair-obscur, drogués au café et qui ne cherche pas à s’auréoler d’une gloire factice, il y a de fortes chances pour que votre rencontre avec le sergent Sarti Antonio se passe sous les meilleurs auspices. Loriano Macchiavelli, son créateur, réinvente avec lui les codes du « giallo », ou le « contre-récit » de l’Italie de l’après-guerre. Farouchement politique, profondément social, Sarti Antonio montre à quel point la littérature est intemporelle. Ecrit dans un style unique et surprenant, avec des jeux permanents sur focalisation, « Les jours de la peur » apparaît comme un polar indispensable. Rencontre avec son éditeur, François Grosso, et son auteur, Loriano Macchiavelli, pour le compte du sergent Antonio.

Qu’est-ce qui vous plu dans « Les jours de la peur » et donné envie de le traduire et publier ?
Avec "Les jours de la peur," Loriano Macchiavelli réinvente les codes du "giallo". Avant toutes choses, c'est l'intervention du "narrauteur", comme l'appelle en Italie les commentateurs de l'œuvre de Macchiavelli, qui est passionnante. Cette présence insistante, qui malmène le sergent Sarti Antonio autant qu'elle l'aime, qui boit café sur café avec lui, commente ses actions, sans se priver de souligner les aspects les moins glorieux du personnage, apporte une distance et une ironie qui n'est pas si fréquente dans le roman noir. L'autre élément, moins spécifique aux Jours de la peur mais qui concerne l'ensemble de la série des Sarti Antonio (plus d'une trentaine, seul Maigret à une longévité comparable), c'est le choix de Bologne comme personnage central et comme symbole de l'Italie tout entière : au fur et à mesure des romans, on voit la ville changer. Dès Les jours de la peur, elle bascule dans les attentats qui marqueront les années de plomb. Dans les romans des années 80, alors que la ville change profondément et qu'il se rend compte des collusions à l'œuvre dans les sphères du pouvoir, le sergent se fait moins soumis, résiste à ses supérieurs… C'est très impressionnant de voir comment une série de romans peut se faire le témoin des changements radicaux du monde. Loriano Macchiavelli vient de fêter ses 90 ans et, vu sa forme, n'a pas l'intention de s'arrêter !
Pourquoi, selon vous, ne l’avait-il pas été auparavant ?
Il y a eu trois romans de la série traduits chez Métaillié au début des années 2000. Je ne sais pas exactement pourquoi Métaillié a arrêté, sans doute parce que les ventes n'étaient pas à la hauteur. Une chose est sûre : aujourd'hui alors que l'extrême-droite est au pouvoir en Italie et que la France se rapproche à grand pas de son voisin, lire Macchiavelli est hautement nécessaire.
Comment avez-vous choisi le traducteur ?
Laurent Lombard avait déjà traduit les premiers romans chez Métaillié, il rend à merveille à la fois la gouaille et l'argot du livre original. Il connaît très bien Loriano Macchiavelli et peut lui poser les questions nécessaires et, surtout, il a réussi, pour Les jours de la peur, à rendre en français (langue pourtant réputée pour son besoin de beaucoup de mots et de détours) un aspect fondamental du texte italien : la rapidité. Tout va très vite dans ce livre, la voiture 28 de Sarti Antonio et Felice Cantoni bien entendu, mais le rythme de la narration aussi, le lecteur n'a pas le temps de se poser. C'était l'un des enjeux principaux de la traduction
On parle beaucoup des liens entre politique et roman noir, ici ne sommes-nous pas devant un parangon du genre ?
Sans aucun doute, avec une conception très précise, chez Loriano Macchiavelli, de ce qu'est le roman noir : un roman policier où la résolution de l'enquête se fait en dehors des procédures légales qui empêchent de mettre à jour les véritables coupables, pas les petites mains, mais ceux qui tirent les ficelles. Il en parle beaucoup mieux que moi…
Le style de l’auteur est particulier, notamment avec l’utilisation d’un narrateur à la langue bien pendue, est-ce là l’une de ses signatures ?
C'est une signature incontournable pour la série des Sarti Antonio. Il ne faut pas oublier que Loriano Macchiavelli a écrit beaucoup d'autres livres que ceux de la série des Sarti Antonio. Par exemple, une réécriture du Roman de la rose d'Umberto Ecco, où il reprend tous les éléments de l'enquête pour montrer qu'Ecco s'est trompé de coupable !
Quel accueil ce roman a-t-il reçu du public ?
En Italie, Macchiavelli est très connu, d'autant que la télévision italienne a adapté en série beaucoup des romans avec pour protagoniste le sergent Sarti Antonio. En France, beaucoup de librairies ont été emballés par le livre et l'ont conseillé à leurs lecteurs. Et, ce qui fait vraiment plaisir, c'est de recevoir des messages nous demandant quand sortiront les prochaines aventures du sergent. En l'occurrence en janvier et en juin 25 pour les deux prochains.
C’est le premier titre d’une collection, pouvez-vous nous dire comment elle est née et ce que vous envisagez d’y publier ?
En toute honnêteté, cette collection est née de la volonté de publier les Sarti Antonio. Ou plutôt, une fois que nous avons découvert les romans de Macchiavelli et décidé de les publier, restait à savoir si on créait une nouvelle collection ou si on les publiait dans une collection déjà existante. L'envie de montrer que l'on pouvait créer une collection de romans noirs de belle qualité, avec une fabrication soignée et originale a été plus forte. Une série de trois romans "policiers" d'un célèbre écrivain italien, pas du tout connu pour la veine policière, devrait voir le jour fin 2025 dans la collection Train de nuit. Mais tant que les contrats ne sont pas signés… chuuut.
En prime, Loriano Macchiavelli a répondu au nom et pour le compte du sergent Sarti Antonio à deux questions sur sa genèse et son univers

Comment est né le personnage de Sarti Antonio ?
C'est une histoire inhabituelle et peu crédible, même si je l'ai vécue personnellement, avec Franca
1973, vacances en Espagne, dans ce que nous appelions alors la Costa Brava. Plus précisément à Cadaqués. Nous déchargeons les bagages et Franca se rend compte qu'elle a oublié chez elle le sac avec les romans qu'elle devait lire pendant le séjour.
Je la rassure : je vais t’écrire un chapitre par jour, et le soir tu auras quelque chose à lire.
C'est comme ça que ça s'est passé. J'ai passé mes vacances dans le parc de l'hôtel, une bière sur la table, un stylo et quelques carnets de notes.
Je suis né à la montagne, je déteste la mer, je ne l’ai jamais supportée. C’était une façon amusante et inhabituelle (et inoubliable) de profiter de la Costa Brava.
Le personnage s'est construit tout seul, ligne après ligne. J'en avais assez des héros comme protagonistes. Sarti Antonio, sergent, est un homme ordinaire, quelqu'un que tu pourrais croiser dans la rue. Il vit et souffre comme n’importe lequel d’entre nous. En somme, il en est ressorti un héros anti-héros, comme l’a appelé Oreste del Buono.
Franca s'est immédiatement attachée au personnage et, à notre retour, nous avons tapé le roman à la machine, qui a ensuite été envoyé au concours du Gran Giallo de la ville de Cattolica. Claudio Savonuzzi, journaliste et membre du jury, l'a beaucoup apprécié et l'a fait publier en 1974 dans la collection Calibro 45, chez l'éditeur Campironi, dirigée par Raffaele Crovi.
Depuis 1974, je ne me suis plus arrêté. J'ai dû bien faire les choses, car après cinquante ans, Sarti Antonio, sergent, continue d'être réimprimé, vit et lutte avec nous.
Pourquoi avez-vous choisi le roman noir, genre populaire par excellence, pour aborder les thèmes historiques, sociaux et politiques qui secouaient l’Italie de l’époque ?
Le roman noir, de par sa nature et sa vocation, et depuis ses origines, est une littérature qui devrait être irrévérencieuse. Raconter la société dans laquelle il évolue (et qu'il secoue), fait partie de son essence. Il montre ce que la littérature classique a du mal à raconter. Tout est permis dans le noir. D’ailleurs, s’il ne le fait pas, ce n’est pas un roman noir, mais un roman comme tant d’autres (trop nombreux) qui remplissent les étagères des librairies sans laisser de trace.
Dans le noir, le héros est autorisé à ébranler les procédures politiques, les pratiques juridiques, les lois iniques… Il est autorisé à rendre justice là où la justice d'une société injuste ne s'en occupe pas. Et ce n'est pas tout. Je pourrais continuer encore longtemps, mais je risquerais d’ennuyer les lecteurs. Je résume en une phrase : le noir te montre le monde tel qu'il pourrait être si les choses se passaient comme elles le devraient.
Mais peut-être qu’avec les temps que nous vivons, c’est en demander trop à un roman. C’est peut-être pour cela qu’on lit de moins en moins de romans noirs.
