Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
On me dit souvent « tu as des goûts bizarres ». La dernière fois que je l’ai entendu, j’essayais de défendre un film grec, un film du très particulier Panos Koutras, bien connu par les amateurs des séries B pour son délirant L’Attaque de la Moussaka géante (au héros travesti qui s’appelle… Tara…). Le film en question, c’était Strella, diffusé il y a quelques temps sur Arte. Ce film parle d’un taulard qui, après avoir couché avec un travesti à sa sortie de prison, cherche son fils… En général on m’arrête là, ce qui m’évitera donc de révéler le pivot d’une intrigue particulièrement alambiquée, par un « mais pourquoi un taulard irait se taper un trav en sortant de prison ??? » Suivi d’un inévitable « tu es vraiment bizarre/ toi et tes goûts! / rappelle-moi de jamais aller au cinéma avec toi... » Etc.
Donc au risque d’en prendre encore pour mon grade en matière de goûts bizarres, je vais défendre un livre publié chez Christophe Lucquin, un jeune éditeur indépendant au travail d’orfèvre. Salon de Beauté, de Mario Bellatin, écrivain mexicain, nous parle d’un drôle de lieu. Un salon de coiffure reconverti en mouroir par un travesti anciennement prostitué. Il n’y a que des hommes qui viennent mourir là d’un mal incurable jamais explicitement nommé… SIDA ? Tuberculose ? Peste ? Le mystère reste entier, à nous de nous faire notre propre traduction.
Voilà pour le pitch. Tout se tient dans une plume acide, ambivalente, empoisonnée. Il y a un côté gothique dans ce court récit, délicieusement malsain et putride, très subtil et glaçant. Sous les postures, on devine la pourriture, sous les bonnes intentions, une fascination morbide. On oscille en permanence entre raffinement et horreur, sentiment bien connu des lecteurs de récits comme Le Moine de Lewis ou Les Mystères d’Adolphe de Radcliffe. J’allais ajouter Ames Perdues, de Poppy Z. Brite à la liste, mais elle, disons qu’on a plus souvent une drôle de sensation dans l’estomac ou qu’on se demande si on est bien en train de lire ce qu’on lit… (mention spéciale à Corps Exquis qui a sans doute potentiellement donné des idées à un tueur canadien cannibale). Bref, je digresse.
On ne sait pas si on devrait détester et mépriser ce travesti reconverti en petite soeur des malades délaissés ou l’admirer. S’il agit en bien, en permettant à ces gens de mourir sous un toit et de manger une soupe par jour, ou s’il n’est intéressé que par leur lente agonie et l’argent qu’ils lui donnent. Aucune visite, aucune tendresse, aucun aménagement ne sont permis. Rien que la perspective de la mort… Le récit à la première personne ne nous donne pas de prise pour nous distancer ou tenter de nous faire une idée, on reste pris au piège de cette obsession.
C’est assez étrange, une lecture comme ça. Elle nous met terriblement mal à l’aise, à la fois parce qu’on se sent voyeur, et à la fois parce qu’on se demande comment on se comporterait, nous à sa place. Est-ce qu’on aurait une idée aussi saugrenue, déjà ? Transformer un salon de beauté en mouroir, il faut y penser. Arrêter la prostitution, aussi. Avoir des gens en train de mourir dans une espèce de hangar où les seuls êtres en bonne santé sont des poissons… Et encore, on se demande s’ils ont toute leur tête, les poissons qui obsèdent notre narrateur.
Tout ça, c’est un coup à ne plus jamais voir les salons de beauté de la même manière!
Editions Christophe Lucquin. 82 pages. 12 €