Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
Comment écrit-on un roman graphique ? Dans quelles conditions ? Avec quelles sources d’inspiration ? Qui sont les artistes à l’oeuvre derrière les livres ? Comment vivent-ils leur acte de création ? Comment se passe un travail de commande, sur un sujet social délicat, qui plus est ? Toutes ces questions, nous nous les sommes posées à la lecture de "Putain de Vies! Itinéraires de travailleuses du sexe", le nouveau roman graphique de Muriel Douru, publié chez La Boîte à Bulles, en partenariat avec Médecins du Monde. Nous avons souhaité en savoir plus, savoir ce qui se passait de bout en bout, de la commande à la publication, comment s'organisait le travail de l'autrice, si le fait d'être engagée politiquement et humainement dans son quotidien avait un impact sur son travail... si, si, si et surtout : comment ?
10 parcours de travailleuses du sexe, 10 putain de vies se racontent sous le crayon de Muriel Douru qui a suivi Médecins du Monde en maraude et recueilli des témoignages directs. Loin des idées reçues, des avis contre, des avis pour, des avis sur tout, surtout par celles et ceux qui ne seraient pas directement concerné.e.s, ce roman graphique montre la prostitution et la traite des femmes sous un angle qui oblige à la réflexion et à la prise de conscience, déjà. Au-delà des questions et débats que soulève la prostitution, il y a une autre réalité : économique, politique et humaine. Pour beaucoup, ces témoignages sont avant tout des témoignages de femmes migrantes. Sans misérabilisme, mais sans chercher à gommer l'émotion qui se dégage à la lecture de ces trajectoires, Muriel Douru donne la parole à des femmes que la société invisibilise , méprise, objectise. Porté par Médecins du Monde, Putain de Vies ! fait émerger des question de transidentité, de migration, et donne à voir une réalité souvent monstrueuse, fruit d'un système qui oublie trop souvent de considérer les femmes comme des Hommes. Editions La Boîte à Bulles
1. La genèse
Comment la thématique de cet album s’est-elle imposée à vous ?
Elle ne s’est pas imposée, on me l’a proposée. L’équipe de Médecins du Monde envisageait depuis un moment d’utiliser l’outil « roman graphique » pour témoigner de la réalité plurielle des travailleuses du sexe (il y a un travailleur du sexe masculin dans mon livre mais comme il est largement minoritaire, je préfère parler au féminin) qui sont des personnes impossible à faire témoigner, à visages découverts, à cause de la stigmatisation qu’elles subissent.
Non seulement elles arpentent nos trottoirs, comme les Sans Domiciles Fixes qu’on ne voit plus, mais en plus, elles utilisent leurs corps pour survivre, ce qui jettent bien souvent sur elles l’opprobre de la société. Du coup, on ne les entend jamais. Les gens parlent à leur place, disent ce qui est bien ou mal à leur sujet, et leur réalité est donc soit inaudible, soit niée. Le roman graphique permet de raconter leurs parcours de vies tout en protégeant leur anonymat et j’imagine que mon côté « engagé » sur les questions sociétales a séduit Médecins du Monde et que c’est pour cela qu’ils m’ont proposé de le réaliser.
Vous avez travaillé à partir de portraits, cette forme s’est-elle naturellement dégagée ou aviez-vous d’autres idées en tête ?
Quand j’ai commencé ce travail, je n’avais pas d’idée préconçue sur la forme qu’allait prendre ce livre et Médecins du Monde ne m’a rien imposé. Ils m’avaient juste dit que le but pour eux, à travers cet ouvrage, était de témoigner de la pluralité des parcours et des situations. Médecins du Monde est une association de terrain et ce qu’ils voient au quotidien n’est pas toujours raccord avec ce qu’ils entendent de la part des responsables (sociaux ou politiques). Ils voulaient donc témoigner de « la vraie vie » de ces personnes, tout en me laissant libre de la réalisation graphique et rédactionnelle.
C’est au moment de la rencontre avec la première travailleuse du sexe (TDS) que j’ai compris l’intérêt qu’il y avait à raconter son parcours dés l’enfance car celle-ci est le point de départ de nos destins à tous. Rétrospectivement, elle permet de comprendre pourquoi une personne a eu ce chemin de vie contrairement à une autre. J’en suis donc venue à interroger les témoins de leur toute petite enfance- ce qui les surprenaient parfois- jusqu’à leur vie d’aujourd’hui et le livre raconte 10 destins (9 femmes et 1 homme) singuliers.
Comment avez-vous sélectionné les trajectoires que vous alliez mettre en images ?
C’est Médecins du Monde qui a « sélectionné » les témoins sur un critère de diversité pour montrer la pluralité des parcours. Mais il fallait aussi que les personnes soient volontaires pour parler, qu’elles soient libres de la pression éventuelle d’un proxénète (même si plusieurs ont connu le trafic d’êtres humains et le proxénétisme) et que je fasse attention à ne pas trop les dévoiler. Au final, et malgré les menaces qui pèsent sur elles parfois (réseaux, proxénètes, dette, etc.), je trouve qu’elles m’ont énormément donné de leur intimité et de leurs émotions. Le livre n’a pas la volonté d’être « exhaustif » puisqu’il montre qu’une personne = une histoire, cependant, il devait refléter la réalité de terrain, d’où le fait qu’il y a plusieurs migrantes africaines et que d’autres origines (chinoise, roumaine…) sont représentées, sans oublier deux françaises et un homme.
Avez-vous abordé ce travail d’une manière différente de vos autres albums et livres ?
Je fais vraiment une différence entre ce livre et ceux que j’ai publiés avant ! C’est un vrai tournant artistique dans ma vie, en tout cas, c’est ainsi que je le ressens. Même si je traite de sujets « chauds » depuis longtemps (j’ai été la première à publier un livre pour enfants sur l’homoparentalité en 2003) et que j’ai finalement bien souvent pris la défense des minorités (les homos, les femmes, les animaux via la défense des droits LGBT, de l’homoparentalité, du féminisme et du végétarisme), j’avais conscience que je touchais ici à un sujet sociétal, brûlant et tabou.
Au delà de la prostitution d’ailleurs puisque le livre parle aussi de la migration, des inégalités, de la place des femmes dans le monde et de la transidentité. De plus, j’allais à la rencontre de ces personnes via un entretien de plusieurs heures, intime, pendant lequel j’ai partagé leurs émotions, leurs pleurs, leurs drames mais aussi leurs joies. C’était intense émotionnellement et j’en ressortais chaque fois bouleversée. J’ai donc « vécu » ce travail bien au delà d’une simple réalisation graphique car ces personnes m’ont nourrie à l’intérieur.
Pourquoi était-ce important pour vous de traiter le sujet des travailleur.ses. du sexe ?
Comme le livre est, au départ, une demande de Médecins du Monde, ce n’est pas moi qui estimais qu’il était important de traiter ce sujet. J’avoue d’ailleurs que je n’y connaissais pas grand chose et que le travail du sexe n’était pas un thème qui m’intéressait.
Maintenant que le livre est fini, je pense qu’il était bien que je sois complètement « neutre » de tout propos politique quand je me suis retrouvée face aux témoins. Certes, j’étais pleine des tabous et clichés qui sont difficiles à éviter à leur sujet, mais j’avais tout à apprendre, à écouter d’elles. C’est probablement pour cela que je lis des critiques positives qui vantent le « non-misérabilisme » du livre, parce que c’est leur parole que j’ai transmise, pas une opinion politique, morale ou idéologique.
Je ne suis pas Médecins du Monde. J’ai travaillé sur un sujet, à leur demande, avec eux, mais en toute indépendance. Maintenant que je connais la situation de ces personnes, leurs précarités, la violence qu’elles subissent parfois, je suis très heureuse de les avoir sorties de l’invisibilité et de leur avoir donné la possibilité de raconter LEUR réalité.
Quel a été le travail préparatoire que vous avez opéré (notamment au niveau des croquis, notes, dessins…)
D’abord il y avait l’entretien qui durait plusieurs heures et que je le faisais en tête à tête avec la témoin, parfois avec une traductrice quand il le fallait, (je ne parle pas chinois ☺), parfois via Skype quand nous étions trop loin géographiquement.
Je l’enregistrais sur un dictaphone, je le réécoutais pour en ressortir les éléments les plus importants puis je m’en servais pour rédiger un chemin de fer. Ensuite, je transformais celui-ci en croquis, j’écrivais les textes et j’envoyais ces pages, non finalisées, pour relecture, aux témoins, aux personnes des associations (Médecins du Monde, Paloma- l’association de Nantes également à l’origine du projet- mais aussi d’autres associations locales qui nous permettaient de rencontrer les témoins) et enfin, à mon éditeur. Ce travail de relecture multiple n’était pas facile et a accentué ma charge de travail car je devais gérer plusieurs retours, même si je faisais surtout attention à celui du témoin, le plus important à mes yeux, puisque je tenais absolument à ce qu’elles s’y « retrouvent ». Une fois les pages en version croquis validées par tout le monde, je les passais en couleurs.
à suivre...