Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
Il n'y a pas d'autre thématique à cette chronique que : le retard. Ou plutôt, cette fameuse "autre temporalité" qui devrait être la norme dans le monde du livre. Ou plutôt, de ce qui arrive lorsque, consciencieuse, l'on prépare ses chroniques sitôt le livre achevé et que d'autres livres s'ajoutent, s'intercalent, se glissent, que des thématiques changent, que le temps ne s'avère pas aussi extensible... Bref, vous avez compris. Quoi que le temps ait à en dire, ces livres, français ou étrangers, ont des choses à vous dire, des valeurs à partager, à transmettre.
Le mont Arafat. Mike Kleine. Traduction de Quentin Leclerc. Je me rappelle avoir dit, juste avant de commencer ce livre « j’ai de plus en plus de mal à lire les romans déconstruits, sans structure narrative franche, ces romans concepts à l’américaine du genre « La maison des feuilles », que j’adore mais bon je vieillis, sans doute ». Or, « Le mont Arafat » est exactement un roman concept déconstruit et super architecturé à la fois. Ça part dans tous les sens à la manière d’un jeu vidéo, il n’y a pas de temporalité explicite, les personnages meurent d’un coup, d’autres surgissent, des prophétie sont réalisées, des avions disparaissent, des Ferrari se crashent, des dieux se dévorent, c’est n’importe quoi. Sauf que : les courts chapitres (parfois quelques lignes) happent, le rythme hypnotise, l’univers se fragmente en milliers de particules, comme dans un rêve. C’est cette dimension onirique déjantée qui rend ce livre unique et particulièrement réussi, et qui fait ressortir la maîtrise stylistique de ce jeune auteur américain originaire d’Afrique de l’Ouest. Bien sûr, ce roman est impossible à résumer concrètement, je pourrais seulement vous dire qu’il est question de fin du monde, et qu’il y a autant de rebondissements loufoques que dans mes propres rêves. Il y a fort à parier que les vôtres prennent une teinte étrange à la suite de cette lecture. Editions de l’Ogre
Traverser la nuit. Hervé Le Corre. Il y a des romans comme ça, qu’on entame au départ sans grande conviction. Une mère de famille victime des violences de la part de son ex, un flic désabusé et fracassé par la misère qu’il côtoie au quotidien, un serial killer adepte des féminicides, encore des archétypes, ai-je pensé en l’ouvrant. Wow, ai-je pensé en le refermant, quelle baffe. Hervé Le Corre, grande voix du roman noir contemporain, est aussi un poète. Un portraitiste incomparable. Si ce roman est d’une violence et d’une noirceur terriblement réalistes, il brille par son écriture puissante, par les salves de beauté et de poésie qui s’échappent de ces scènes dures et sombres comme pour les souligner et les atténuer à la fois, les rendre lisibles, possibles à métaboliser. Et encore plus implacables. Ce qu’Hervé Le Corre décrit dans cette enquête est plausible de bout en bout, cette violence et cette solitude, invisibles pour ceux et celles qui ne sont pas directement dedans. Sous couvert d’enquête policière, c’est un naturalisme urbain terriblement crédible qui se déploie, et les trop nombreux féminicides annuels ne font que le confirmer. Editions Rivages Noirs
Chambres antichambres. Niña Weijers. Traduction d’Arlette Ounanian. Quel est ce « je » que nous avons du mal à cerner ? Qui est qui dans ce roman à tiroirs, où les réalités se chevauchent, se remplacent, quels sont les personnages que nous voyons évoluer, et les voyons-nous vraiment évoluer ? L’histoire commence avec une femme qui s’immerge dans un bain et ne sort la tête de l’eau qu’au dernier moment. Elle est autrice, vit à Amsterdam et peine à trouver l’inspiration pour son second roman. De ce postulat, un jeu de focalisations se met en place, embarquant le lecteur dans une succession d’histoires qui s’imbriquent sans vraiment se suivre, un peu à la manière d’un Calvino. Niña Weijers s’amuse, distille un humour subtil à travers cette construction rigoureuse, assemblée de main de maître. Oscillant entre fresque sociale et roman psychologique, ce roman met également en lumière les liens entre l’écriture et les questions existentielles, l’écriture et les relations sociales, l’écriture et les mécanismes humains. Au final, c’est à se demander si ce roman composé en partie de passages d’autres romans, n’est pas un texte sur l’écriture. Editions Chambon
Les collectionneurs d’images. Joanes Nielsen. Traduction d’Inès Jorgensen. Ce n’est pas très courant de commencer un roman en annonçant tout de suite que l’un des personnages meurt rapidement. Pourtant, c’est ce que fait Joanes Nielsen, écrivain féroïen majeur (ils ne sont pas très nombreux à se disputer la place, pour des raisons historiques très bien expliquées en marge de ce roman patchwork insolite, les écrivains et écrivaines ne sont pas légion dans les Iles Féroé - il faut dire que l’archipel est tout petit, mais c’est une autre histoire). Si le roman ressemble au premier abord à un assemblage de destins assez simple, 6 garçons qui vont devenir des adultes, sauf celui qui meurt d’une méningite avant la fin de l’année scolaire, et racontent leur entrée dans la vie d’adulte, leurs voyages, leurs rêves, leurs échecs. Il y a bien sûr ces éléments dans ce roman dense, mais il y a surtout bien d’autres éléments qui en font un texte fort, lumineux et vivant. Par une écriture plastique et visuelle, Nielsen se promène dans la temporalité sans jamais se perdre, narrant parfois son histoire comme une saga contemporaine. Des bateaux de pêche aux bas-fonds de Copenhague ou à la petite et sévère ville de Torshavn, la capitale féroïenne, l’auteur navigue sans lâcher le cap d’un récit qui traverse les époques sans rien n’omettre qui la caractérise. La religion écrasante, la rudesse du pays, la brutalité des modes de vie, la fragilité d’une nation qui se construit, prise entre les feux politiques et historiques de leurs voisins, la beauté de la nature, qui surgit… Dense et intense, ce roman est un concentré de culture nordique, une merveille littéraire et culturelle mise en valeur par les éditions québécoises La Peuplade. Editions La Peuplade
Fatal Baby. Nicolas Jaillet. Il y a d’abord eu « Mauvais Graine », ce polar déjanté et cinématographique, où Julie, une banale institutrice se retrouvait porteuse d’un bébé créé génétiquement et avec lui, de super pouvoirs. Or, dans cette suite, le bébé est née, c’est une fille et les super pouvoirs, c’est elle qui les a, au grand désespoir de sa mère, qui doit gérer un bébé potentiellement tueur malgré lui. Comme dans le premier épisode, une firme de méchants très organisés traque la mère et le bébé afin de récupérer leur création génétique. C’est mal connaître l’instinct protecteur d’une mère… Julie est toujours en fuite, slalomant entre la panique, la mort et la désolation, en partie à cause de ses propres bourdes et en partie à cause de la firme prête à tout pour mettre la main sur sa création. Nicolas Jaillet manie à merveille les codes de la pop culture, jouant avec ceux du polar, qu’il mêle aisément à la série B et aux films de Tarantino ou encore aux super-productions où tout explose partout, sans jamais se départir d’un humour subtil et équilibré. Il parvient le tour de force de mettre en mots ce qui passerait à merveille à l’écran sans faux pas ni lourdeurs. Et il est drôle. Editions La Manufacture de Livres