Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
Dans "Un regard bleu", son quatrième roman, la romancière Lenka Hornakova-Civade imagine une rencontre entre deux grand esprits européens : le peintre Rembrandt et le père de la pédagogie moderne, Comemius. Dans l'atelier du peintre poursuivi par ses créanciers, les conversations coulent sous une plume inspirée, nourrie par la grandeur des deux figures. À la fois ode à la peinture, portraits de génies, fiction pure nimbée de réalités historiques, "Un regard bleu" porte par la puissance de son écriture.
Comment est venu le sujet de ce roman, qu’est-ce qui vous a inspirée ?
Ce roman est le fruit de plusieurs rencontres au fil du temps. En République tchèque, dès notre entrée à l'école maternelle nous faisons connaissance avec Comenius. Il est l'incontestable père de la pédagogie moderne et référence morale. Ses citations sur les murs de nos classes nous guident, les écoles et les places publiques portent son nom. Il est à la fois Montaigne, Pascal et Jules Ferry pour un Tchèque. L'homme est souvent idéalisé sans qu'il soit réellement connu. C'était un penseur et humaniste extraordinaire. Mon premier souvenir de Rembrandt fut le dessin d'éléphant, j'étais petite, neuf ou dix ans. Je ne comprenais pas comment il a pu dessiner un animal sans jamais l'avoir vu, il n'y avait pas de zoo en Hollande au XVIIe siècle. L'éléphant de Rembrandt était pour moi plus vrai et plus vivant que ceux que j'avais pu voir dans les zoos ou à la télévision. Depuis, le regard de Rembrandt ne cesse de m'interroger et de m'éblouir.
Comenius considère l'homme comme le potentiel, et cherche comment le rendre le meilleur possible. Rembrandt regarde l'homme dans sa singularité. Comenius propose le système d'enseignement qui permets à chacun trouver le chemin qui lui est propre, dans lequel il peut s'épanouir. Et quand il dit tous, cela veut dire « les garçons, les filles de toutes conditions, ceux venant des villes comme des campagnes, pauvres ou riches ». Rembrandt examine dans l'unique, le particulier des sujets qu'il peint, et notamment lorsqu'il exécute ses autoportraits, ce qui est propre à tous. Cet échange entre l'universel et singulier est essentiel et passionnant. Ces deux hommes, Comenius et Rembrandt m'accompagnent depuis longtemps, que je crée leur rencontre, leur face à face était pour moi une évidence. Je m'en suis rendue compte le jour où j'étais aux Office à Florence devant le portrait d'"Un vieillard assis dans son fauteuil", le tableau sans signature, attribué à Rembrandt et dont les experts reconnaissent qu'il pourrait être le portrait de Comenius. Peut-être que ce tableau est de la de main de Rembrandt, peut-être il s'agit de portrait de Comenius, J'ai bâti ce roman sur deux « peut-être ».
Comment avez-vous travaillé, notamment pour l’aspect historique, la richesse des détails, des ambiances ?
L'écriture de ce roman exigeait différents temps, celui d'étude, celui « d'oubli » et celui de la construction. Tout cela est le processus de l'écriture. J'ai lu de différents livres de Comenius, sur Comenius, sur Rembrandt, sur le XVII siècle européen. Je noircissais de cahiers des notes. Puis, vint ce « temps d'oubli » qui m'a permis de digérer la matière étudiée. Pendant la pandémie, j'ai pu malgré tout aller à Prague où j'ai visité le Musée Comenius, et l'exposition de Rembrandt. Observer ses tableaux, les côtoyer était un privilège, c'était importantissimo. Patiemment, j'ai parfait ma connaissance des personnages, nous avons même beaucoup discuté ensemble, ils sont devenus miens. Et, ils m'ont invité à assister aux séances de pose dans l'atelier de Rembrandt.
Qui sont les artistes qui vous inspirent ?
Ah, ils sont nombreux, selon l'œuvre à laquelle je travaille, selon mon état d'esprit, peut-être même selon la saison. En ce moment, je relis les tragédies grecques, c'est comme un retour vers ma jeunesse et en même temps une nouvelle lecture, une redécouverte.
Vous êtes également peintre, voyez-vous une complémentarité entre les pratiques artistiques ?*
Ce qui lie ces deux manières de s'exprimer, c'est la trace, le premier geste avec crayon ou stylo en main. Dessin et écriture appartiennent à la main. Mais sans idée préalable, il n'y a pas de dessin, pas de phrase, pas d'écriture. Il me semble que je construis mes romans comme on peint un tableau. Je dois voir et comprendre cette composition dans son ensemble, sentir les tensions, les forces, établir les valeurs, choisir le ton comme on choisit la technique, le format, les couleurs. Il est très rare que je construise mes romans de manière linéaire, un chapitre après l'autre. Je peux travailler sur plusieurs scènes à la fois, écrire différents passages, partir de l'étude vers l'ébauche puis affiner, préciser sans pour autant casser une certaine spontanéité capitale pour la peinture et pour l'écriture.
Il y a un propos transversal sur la guerre, dans votre dernier roman, tristement d’actualité. Est-ce un des « hasards » de la littérature, cette prescience ?
La violence, l'antichambre de la guerre est inhérente à l'homme, malheureusement. Notre travail le plus important est de la contenir. Notre humanité, notre grandeur c'est la capacité de rentrer en résistance, de la contrer par l'éducation, mère de la paix. J'entends ce qui peut sonner comme l'utopie dans ce propos dans cette triste actualité, bien sûr, mais là je rejoins Comenius : « Je rêve, donc je suis ».
Que signifie pour vous la notion d’Europe, d’identité européenne ?
La notion d'Europe est née avec les questions que les Grecs anciens ont posées les premiers : qu'est-ce la vérité, la beauté, la liberté, le bien et le sens de tout cela. Ces notions sont fondamentales pour l'Europe, et j'entends ce questionnement comme la source de la fragilité et de la grande force de l'Europe. Mais la réponse définitive, nous ne l'avons pas. Si la réponse était simple, claire et percutante, cela ressemblerait à un slogan. Et sera très dangereux. Je reviens vers Comenius et Rembradnt, vers l'universel et singulier. L'Europe est une recherche de l'équilibre de l'existence de l'individu dans le collectif, c'est une affaire politique dans son premier sens du terme, vivre ensemble dans la cité.
*Les illustrations de cette interview sont des tableaux de Lenka Hornakova-Civade