[INTERVIEW] Vincent-Pierre Angouillant : "La langue du Lovecraft de la correspondance est beaucoup plus riche que celle de l’auteur romanesque"

Si vous connaissez le grand et inégalé Howard Philips Lovecraft, vous pensez sans aucun doute à ses créatures « blasphématoires », ses Grands Anciens et ses textes d’horreur cosmique, mais connaissez-vous ses lettres ?

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[INTERVIEW] Vincent-Pierre Angouillant : "La langue du Lovecraft de la correspondance est beaucoup plus riche que celle de l’auteur romanesque"

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9/10/2024
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Si vous connaissez le grand et inégalé Howard Philips Lovecraft, vous pensez sans aucun doute à ses créatures « blasphématoires », ses Grands Anciens et ses textes d’horreur cosmique. Si peu d’écrivains, voire aucun autre, ne peuvent se targuer d’une aussi grande influence sur la pop culture, beaucoup s’avèrent mieux connus du grand public. Lovecraft a certes ouvert la porte sur de multiples interprétations de sa cosmogonie (livres, films, jeux vidéos, jeux de rôle, jeux de plateau, illustrations, BD et j’en passe), mais demeure mystérieux ou peu connu dans les détails de sa personnalité. Sa poésie, son lien aux espaces oniriques, son humour, sa grande sollicitude envers des confères écrivains, son sens du quotidien et son esprit caustique… autant d’éclairages qui émergent de ces lettres, traduites par Vincent-Pierre Angouillant pour les éditions du 81. Rencontre avec un traducteur passionné. 

Selon vous, qu’est-ce qui plaît autant dans l’univers de Lovecraft encore aujourd’hui, où il est devenu partie intégrante de la pop culture ?

Je crains que les monstres, les créatures « blasphématoires » (un de ses adjectifs préférés dans ses lettres) et les atmosphères de film d’horreur soient les choses qui, dans l’univers de Lovecraft, plaisent le plus au public actuel. Si on appelle « pop culture » la culture que le peuple goûte, celle que le peuple produit, celle fabriquée à son intention, alors il faut peut-être se demander si le Lovecraft qu’elle considère est le Lovecraft le plus éminent, le plus riche. En tant que conteur, en tant que concepteur de créatures imaginaires, Lovecraft est sans doute reconnu comme un champion dans la troupe hétéroclite des maîtres de la littérature fantastique, mais il est fort possible aussi que le grand public (pour en revenir à lui) passe à côté d’une dimension essentielle dans l’auteur Lovecraft et dimension qui est celle du poète. J’ai bien peur qu’ils soient rares, les amateurs de jeux vidéo, de jeux de rôles, de plateaux etc. ainsi que les fans de musique métal, gothique ou ambient qui sont sensibles à la poésie si particulière qui imprègne les textes de Lovecraft. Et ici, je ne pointe pas spécifiquement ses poésies, sonnets ou autre décasyllabes humoristiques, mais bien les textes fantastiques en prose qu’il envoyait aux revues bas de gamme et pour lesquels il était payé avec un lance-pierre. Bref, pour répondre à votre question, le succès d’un auteur repose souvent — et comme partout ailleurs d’ailleurs — sur des ambiguïtés et quelques traits et caractéristiques immédiats que le public s’approprie d’autant plus aisément qu’il néglige la substance plus sophistiquée (un autre des adjectifs préférés de Lovecraft), plus complexe qui repose au cœur de l’œuvre.

Quelles sont les particularités liées à la traduction de Howard Phillips Lovecraft ?

Les textes littéraires de Lovecraft offrent peu de difficultés de traduction. Bien au contraire, son style est classique et clair ; et son dessein en tant qu’auteur la simplicité et la clarté. D’ailleurs, lui- même refusait tout effet alambiqué de littérature (après sa période de jeunesse marquée par un johnsonisme — d’après le docteur Samuel Johnson —, bien dans la note d’un esprit trop souvent tourné vers le passé) et il s’attacha à toujours simplifier plus son écriture car, seule la poésie contenue dans l’histoire l’intéressait. Tout au contraire, les lettres présentent de nombreuses difficultés, non seulement à cause des multiples références qui ne disent plus aux gens d’aujourd’hui ce qu’elles signifiaient hier (Horace, Virgile, Juvénal, Milton...), sans parler des amis ou des auteurs peu connus, mais aussi parce que Lovecraft s’amusait avec la langue, dans une mesure d’autant plus grande qu’il s’interdisait de le faire dans ses texte publiés. Il considérait, tout à fait banalement d’ailleurs, qu’on peut se permettre avec ses amis et ses correspondants un langage débridé, parfois excessif, parfois emporté — ou dissimulé, énigmatique — ou encore moqueur, facétieux. La langue du Lovecraft de la correspondance est beaucoup plus riche en fin de compte que celle de l’auteur romanesque. Un court exemple de lettre : « James Ferdinand Morton, 30 juillet 1929. Culminating Cog-Wheel of Chautauquan Conformity, ...Our good ol’ pal Maurice W. Moe gave me the "perfesh" job of rounding out his forthcoming text book on poetick appreciation... a marvellous volume — even before I condescended to offer coöperation. Incidentally, I’m not going to take pay from Moe, even though he insists. It goes against the grain for a gentleman to charge money for a favour extended a friend. But the job does take time, confound it ! » Dans ce seul court début de lettre, on remarque un adressage absurde, un mot censé évoquer un accent (lequel et comment traduire ?), deux archaïsmes (doit-on les adapter ?), une expression vieil anglais (doit-on utiliser une ancienne expression française ?). On notera, en outre, une expression idiomatique (against the grain) que j’ai retrouvée littéralement traduite — c’est-à-dire pas traduite du tout, en fait — dans le beau livre de George Steiner, Errata, paru il y a une vingtaine d’années aux éditions Gallimard — preuve que la traduction est un art difficile et qu’il ne faut pas se fier aveuglément aux soi-disant « grands éditeurs ». Autre exemple amusant, ce début de lettre à Wilfred Blanch Talman datée ainsi : « Aapril fiftaneth, 1929 », et dont l’origine néerlandaise de ce dernie provoquait la verve de Lovecraft : « Sure, ’twas just about to be writin’ yez Oi was, phwin yer racent litther was afther’ comin’. ’Tis mesilf will be arroivin’ in Manhattan (the Saints willin’ and barrin’ changes) wan wake from the day afther tomorry — manin’ Thurrsday the 14th — and sthayin’ about a wake or a day more thin thot. Me quarthers will be that silfsame cell at the Monastery in Wist 97th Sthrate phwere you and Fr. Wandrei helped me to brighten the shmall hours one year gone. » Traduire cela n’est pas aussi simple qu’il y paraît ; quel accent pour imiter l’américain dit avec un fort accent hollandais ? J’ai choisi de suggérer le parler ancien des paysans : « Pour sûr, j’étions sur l’point d’écrire ça, oui, quand vot’récente lettre, elle est arrivée. C’est moi-même qu’arriverai à Manhattan (si les Saints le veuillent bien et sauf changements) une s’maine après d’main — c’est-à- dire jeudi 24 — et j’y resterions environ une s’maine ou un jour ou deux de plus. Mes quartiers s’ront cette même cellule au monastère bénédictin d’la 97e ouest où vous et l’père Wandrei m’avez aidé à égayer les heures d’la nuit y a un an. » C’est une option, mais elle aurait pu être différente ; par exemple une traduction essayant de phonétiser l’accent hollandais, encore que l’on ne sache pas très bien en quoi consiste cet accent hollandais qui ressemble souvent plus à une quinte de toux qu’à une combinaison de modulations orales...

Quels sont les passages ou lettres que vous avez préféré traduire ?

Il y a deux catégories de lettres que j’ai aimé traduire. D’abord, les lettres où Lovecraft raconte ses rêves. Évidemment, ces lettres et ces recensions de rêves rappellent ses contes les plus fameux. Et c’est l’occasion, pour lui, de faire montre d’une imagination impétueuse, fortement excitée par ses obsessions et ses passions historiques (pour la Rome antique, par exemple). Ces lettres sont des morceaux égarés de littérature fantastique où le traducteur peut et doit respecter plus encore l’atmosphère et la poésie intrinsèque, plutôt que le sens premier et brutal de la péripétie romanesque.

Et puis, j’ai beaucoup aimé traduire les lettres où il raconte sa vie quotidienne la plus prosaïque et où il aborde des thèmes très éloignés des préoccupations d’un auteur, d’un littérateur. D’ailleurs, j’ai récemment publié un autre ouvrage, Lovecraft par lui-même ou Lovecraft maître de vie, où, à travers de longs et nombreux extraits (inédits très souvent) de ses lettres de différentes époques et d’autres textes moins connus, je brode autour du Lovecraft gastronome (une catastrophe !), du Lovecraft amoureux des chats, du Lovecraft voyageur, du Lovecraft maître des rêves, du Lovecraftphilosophe, du Lovecraft métaphysicien, etc. Ces lettres où Lovecraft se raconte, sans souci d’une quelconque postérité, composent, par leur nombre et surtout par leur extrême sincérité, le portrait d’un véritable personnage de roman, d’un être complètement décalé dans son temps, d’un Marcel Proust inversé et obscur, d’un incurable mélancolique sans cesse à la poursuite d’un moment fugace de bonheur, d’un inlassable chercheur de beauté traversant un monde qui s’enténèbre peu à peu en sombrant dans l’ère de la Machine. Je suis persuadé que Howard Phillips Lovecraft aurait pu être l’auteur d’un des plus grands romans d’apprentissage de toute l’histoire de la littérature (l’égal de Jane Eyre, de Great Expectations...) s’il avait bien voulu se donner la peine de raconter son enfance et ses années de formation, tant il était un individu extraordinaire et tant son regard était à la fois extra-lucide, original et déroutant.

Comment s’est opéré le choix des lettres à traduire ?

Sincèrement, au début de cette aventure, quand je comptais faire un seul ouvrage (j’ai, depuis, traduit plusieurs centaines de lettres et rempli plus de mille pages en « petits caractères »), j’ai fait un peu n’importe comment ; sélectionnant au hasard ou selon ce qui me semblait intéressant immédiatement. Et puis, j’ai décidé d’adopter un format tout bêtement chronologique ; finalement, c’est encore le meilleur. Si c’était à refaire, je publierai UN livre des lettres que la Brown Library possède, par année. D’autant plus que je complète, dans mes trois derniers ouvrages, certaines lettres des éditions américaines avec les lettres manuscrites proposées à la lecture par la Brown et que j’en ajoute d’autres, inédites évidemment — ce qui implique un boulot très fastidieux de déchiffrage de l’écriture manuscrite de Lovecraft !

C’est un tout autre personnage qui émerge de ses lettres, pourquoi cet H.P. Lovecraft là est-il si peu connu du grand public ?

La réponse est simple : parce que le « grand public » — pour peu qu’il existe — ne manifeste pas une grande curiosité intellectuelle — neither a great taste, comme eût écrit Lovecraft.

Sinon, il faut bien, par souci de vérité, de sincérité, parler des choses qui fâchent : les idées et opinions « politiques » et philosophiques de Lovecraft ne sont pas tout à fait celles qui sont en vogue aujourd’hui. Le grand public a des idées simples et il catalogue rapidement, selon les critères rudimentaires du politiquement correct et des journalistes mainstream. Dans cette optique simplette et réductrice, Lovecraft apparaît comme un homme assez peu sympathique, peu sensible aux questions raciales (et c’est là un euphémisme...), quand il n’est pas franchement éloigné de la doxa actuelle égalitariste. Tout ceci est particulièrement mis en lumière dans un outil de propagande de la pensée dominante comme Wikipédia. Cependant, la lecture de ses lettres, cet espace de liberté où il ne prend nullement la peine de déguiser sa pensée, permet de relativiser l’anathème jeté sur lui. En fait, si Lovecraft ne mettait pas sur un même plan toutes les races et toutes les civilisations, il n’en pensait pas moins que toutes possédaient leur propre légitimité, leur propre vérité, chacune dans sa propre sphère ethnique, géographique et culturelle. En bref, il réagissait un peu comme un Chinois du Sin-Kiang, un Turc du haut plateau anatolien ou un Indien de l’Uttar Pradesh contemporains : il préférait sa propre race, sa propre civilisation, sa propre culture, à toutes les autres ; tous ces individus d’ailleurs jugent cette préférence la plus naturelle du monde — ce qui est tout à fait contraire à l’injonction actuelle dans un Occident que d’aucuns jugent décadent. Cela suffit pour l’affubler des épithètes bien connues et qui ruinent définitivement une réputation. Quant à l’amateur de Lovecraft, il lui est permis de considérer, avec André Gide, qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments et que de toute façon, la liberté d’expression, même quand elle fait dérailler, possède des vertus supérieures à ses contraires, la censure et l’auto-censure des sociétés totalitaires.

D’un point de vue purement humain, le Lovecraft qui émerge progressivement de la correspondance est un homme sympathique, complaisant, serviable avec des correspondants inconnus, bienveillant avec ses amis, très préoccupé de son art et de ses productions littéraires. Mais il apparaît aussi comme un marginal, un original aux lubies parfois ridicules, un first rate loser dans un environnement, l’Amérique du début du XXe siècle, où celui qui ne gagne pas beaucoup d’argent est rejeté de facto, fût-il génial ou tout à fait honorable. Psychologiquement, il est de ces hommes qui ne se sont jamais remis d’une enfance heureuse ; comment aborder sereinement à l’âge adulte, avec toutes ses misères, ses dangers, ses vicissitudes, ses angoisses quand on a été trop longtemps extrêmement choyé et protégé du monde extérieur ? Et quand on découvre, d’ailleurs très tôt dans le cas de Lovecraft, qu’il faut exclure toute transcendance et que donc on se retrouve seul, abandonné, dans un univers infini et absolument dépourvu de toute signification. Tout Lovecraft est là : dans la recherche effrénée de quelques instants miraculeux de pure beauté dans un néant incompréhensible de douleur et d’ennui.

De vagues fragments d'unrêve dans lequel je n'ai rien faire. Howard Philips Lovecraft. Traduction de Vincent-Pierre Angouillant. Éditions du 81

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