Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
"Périphéries", le septième roman de l'écrivain français Philippe Lafitte, s'aventure sur les terres complexes de la marginalité, celle que l'on s'efforce de garder hors de la vue des honnêtes gens. Celle des bidonvilles de Roms en banlieue parisienne, celle des luttes de territoire de deal de drogue, celle de la violence intra-familiale au nom de la religion... Avec une galerie de personnages forts, Philippe Lafitte crée une ambiance tendue, où l'urgence régit la vie de ces individus à la fois perdus et sûrs d'eux, invisibles mais bien vivants. Le style ciselé de l'écrivain ne laisse pas de place aux clichés ni à la démagogie : son roman tape fort, roule vite, et se lit d'une traite. Rencontre avec un écrivain singulier, en pleine écriture de son prochain roman.
Comment vous est venue l’idée de ce roman ? De ces destins croisés qui se retrouvent liés par l’urgence et la précarité ?
En ce qui me concerne, il n’y a pas « une » idée qui déclencherait le déroulement complet d’un roman, c’est plus complexe, aléatoire et subjectif que ça. Une certaine expérience de l’écriture de scénarios m’a appris, pour le roman, à décrocher d’une structure trop écrite à l’avance : la contrainte créative peut alors devenir un carcan. Parfois ça prend une direction différente qu’attendue initialement, et c’est tant mieux. Passer un ou deux ans sur un roman exige de se laisser surprendre par des événements inattendus… comme dans la vie. C’est plutôt un faisceau d’hypothèses narratives qui m’occupent au début, de scènes-clé ou d’images marquantes, d’obsessions thématiques aussi, qui reviennent de manière récurrente dans mes romans : dépasser une supposée fatalité existentielle et s’extraire de sa condition sociale, quel qu’en soit le prix (déracinement, violence, hubris d’une condition nouvelle, fuite en avant) en est une que l’on retrouve comme un fil rouge dans « Périphéries ». Parfois, et ce fut le cas ici aussi, c’est un lieu initial : la banlieue au ras du périphérique, celle des no man’s land industriels, celle que l’on traverse sans s’arrêter : contrairement aux apparences et à ce qu’on ne veut pas voir, il y a de la vie ici, des existences qui débordent des clichés véhiculés sur « la banlieue » : il n’y pas UNE banlieue mais des banlieues hétérogènes, comme ceux qui y vivent. La complexité, la multiplicité, les ambivalences de l’existence, les mutations sociales, c’est ça qui m’intéresse.
Partant d’une scène marquante (un bidonville de Roms au ras d’une voie rapide), j’ai ressenti la nécessité dès le début (avant même d’avoir développé les premiers chapitres, en fait), de croiser des destins différents, des personnages issus d’origine et de milieux sociaux distincts (ici, leur point commun est la précarité). Pour qu’il se passe quelque chose d'intéressant à laquelle se raccrocher, j’ai besoin de laisser mes personnages se rencontrer et se confronter sans indifférence, se « frotter » à leur condition sans ménagement, comme des silex en quelque sorte, pour espérer obtenir de leur part des étincelles de vie. Rien de plus ennuyeux pour moi que des personnages issus du même milieu et qui fraient entre eux dans un entre-soi confortable.
Comment sont nés ces personnages, d’ailleurs, comment les avez-vous construits ?
En partant de ce lieu initial et vrai, le bidonville des Roms, j’ai imaginé un personnage emblématique qui serait le vecteur principal qui agrège les autres : son entourage familiale (le clan) puis des rencontres au grès des circonstances, avec une certaine logique : c’est parce que Virgile devient un dealer d’occasion qu’il croise la route de Nuri, dealer avéré dont il empiète le territoire….De cette rencontre naîtra une autre circonstance et un autre personnage, celui de Yasmine, la sœur de Nuri, qui prépare depuis longtemps les ressources de sa future émancipation. Léna, elle, est un personnage lié à l’adolescence de Virgile, un personnage empêché par des circonstances que je ne dévoilerai pas ici mais qui lui donnent une dimension quasi tragique. C’est donc un système d’écriture qui allie imagination et hypothèses narratives où les personnages ont un rôle crucial à jouer. Me mettre dans la peau de chacun de mes personnages et vivre plusieurs vies en même temps que la mienne est ce qui m’occupe beaucoup lors de l’écriture du roman.
Comment se dose l’écriture pour ne pas se tromper dans les différents clichés que l’on pourrait coller sur les univers que vous décrivez ?
L’intérêt du roman, il me semble, c’est de créer justement des personnages qui évitent à la fois les clichés et la complaisance, la facilité des idées toutes faites. J’aimerais qu’ils aient valeur à la fois singulière et universelle. Pour cela il faut creuser, aller loin dans les sentiments intérieurs qu’on tente de mettre en place, et dépasser les idées préconçues. Accepter de montrer leur ambivalence, leurs ambiguités. Bien connaître les lieux peut être aussi une démarche qui permet de valider un certain réalisme, l’enjeu narratif sous-jacent étant le souci de vraisemblance, comme une évidence qui ne poserait pas de problème au lecteur. Tout doit être fluide. Comme au cinéma, rien de pire qu’un personnage qui « sonne mal » dans un roman. C’est affaire de sensibilité émotionnelle et de capacité d’empathie, autant que de réflexions à créer des personnages qui tiennent la route. C’est bien aussi de s’intéresser à la sphère sociale qui les entoure, les enjeux de vie au cœur de la cité, les problèmes d’identité. Par exemple ici, comment et par quels moyens s’en sortir dans la société française quand on est un immigré Rom ? Quel est son regard sur ce pays nouveau ? Sur les gens du coin ? C’est quoi, son objectif dans la vie, et qu’est-ce que ça dit de lui ? Également dans ce même récit, quelle peut être sa position et sa confrontation face à d’autres types d’immigration ? Tout ce qui permet d’approfondir des questionnements, en plus de l’intérêt de l’histoire proprement dite, est bon à prendre.
Que pensez-vous de la portée sociale de la littérature de genre ? Pensez-vous que la littérature permette de prendre conscience de réalités que l’on ne voit pas, ne soupçonne pas, parfois ?
Il y a une tradition historique de la portée sociale dans le polar français, particulièrement avec le néo polar et je pense bien sûr à Jean-Patrick Manchette, Fajardie ou Jérôme Leroy. Dans un certain « roman noir américain » aussi. Mais la littérature dite généraliste permet aussi de prendre en compte ces réalités, il n’y a pas forcément besoin de genre pour aller creuser derrière les apparences : depuis (au moins) Victor Hugo ou Zola en passant par Steinbeck jusqu’à Erri De Luca ou Tom Wolfe, et tant d’autres, tout le 20ème siècle littéraire est traversé de récits ancrés dans le social. En tant que romancier, par définition libre, rien n’oblige bien sûr à distiller « du social » dans ses romans, la dimension existentielle d’auteurs comme Camus, Kundera, Joyce Carol Oates montrent largement ces réalités sous d’autres facettes. Raconter le monde à travers de bonnes histoires, cohérentes et lumineuses, est en soi un objectif suffisamment ambitieux.
Vous sentez-vous proche d’un courant littéraire en particulier ? Lequel ? Pourquoi ?
Je ne me vois pas sans une certaine réticence dans un courant prédéfini, et je préfère aller voir des auteurs très divers, y compris celles et ceux qui me paraissent loin de mes préoccupations, c’est plus nourrissant. Certains critiques littéraires ont pu dire que je m’inscrivais dans un certain courant réaliste contemporain, ça me semble assez juste. Tant que ça ne m’enferme pas dans un genre ou un rôle, ça me va très bien. Et puis, depuis le Nouveau Roman, les courants littéraires sont difficiles à identifier, la littérature elle aussi s’est mondialisée, on peut aller piocher partout sans faire partie d’une école.
Quelles sont vos sources d’inspirations, les écrivains qui vous portent ?
Là aussi, les écrivains inspirants changent avec le temps qui passe, l’évolution de sa propre écriture, avec de nouvelles découvertes. Plus jeune j’ai été très attiré par les grands auteurs américains, Cormac McCarthy, John Fante, Joyce Carol Oates (les Français me semblaient manquer d’envergure). J’ai longtemps porté un grand intérêt à Philip Roth, Milan Kundera, Murakami, avec des retours de circonstance dans le passé : Jack London, Edgar Allan Poe mais aussi Flaubert, plus tard redécouverte de Duras. Alors que je n’écris pas d’autofiction, j’ai pu être attiré par des auteur(e)s de « l’écriture de soi » quand le ton, le regard font la différence : Emmanuel Carrère, Grégoire Bouillier, Edouard Levé et le foisonnant Karl Ove Knausgaard, par exemple. Je pioche désormais au grès des révélations, parfois un seul livre suffit : « Mes amis » d’Emmanuel Bove, sans rien connaître d’autre de lui. J’apprécie beaucoup la dimension de conteur moderne de Yasmina Khadra. J’aime bien certains Lydie Salvayre et j’ai découvert récemment Delphine Le Vigan.
Vous écrivez également des nouvelles, qu’est-ce qui vous plait dans ce genre littéraire ? Quelle différence voyez-vous entre leur écriture et celle d’un roman ?
Mon tout premier texte paru a été une nouvelle de deux pages, publiée dans Le Matricule des Anges ; d’autres micro-fictions sont parues dans la revue Décapage. L’art de la nouvelle est un art de la concision, un diamant pur assez difficile à tailler sur le long terme, je trouve, et pour des raisons éditoriales. Peu d’éditeurs français s’intéressent aux nouvelles. Dans l’hexagone, Annie Saumont a réussi une rare et belle carrière de nouvelliste, au Canada Alice Munro a décroché le Nobel de littérature avec son art subtil du récit court et ses portraits de femmes. La différence fondamentale, me semble-t-il, c’est la densité du roman qui permet de développer des personnages au long cours, dans toute leur complexité et leurs contradictions. Pouvoir construire des histoires à la trame sophistiquée ou qui permettent des ramifications narratives. C’est parfois un long puzzle à mettre en place, alors que la nouvelle est souvent une question d’énergie rapide et de pulsion. Le sprint versus le marathon. Mais une fois qu’on a pris goût à l’ambition de cette entreprise romanesque, il est difficile, je trouve, de revenir au plaisir doux mais succinct de la nouvelle. On peut quand même essayer... entre deux romans.