[INTERVIEW] David Glomot : "Imaginer des endroits fictifs permet de donner un aspect concret et formel à des idées abstraites"

Quand un agrégé d’histoire et passionné de géographie s’aventure sur les terres imaginaires, il en ressort un « petit guide » à la fois ludique et pratique, profond et dépaysant.

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[INTERVIEW] David Glomot : "Imaginer des endroits fictifs permet de donner un aspect concret et formel à des idées abstraites"

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1/12/2023
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Quand un agrégé d’histoire et passionné de géographie s’aventure sur les terres imaginaires, il en ressort un « petit guide »  à la fois ludique et pratique, profond et dépaysant. Que disent les lieux inventés de notre rapport à la réalité ? Que nous permettent-ils de mettre en mots par des parallèles, paraboles et similitudes ? Que vous préfériez les rives de l’Atlandide ou les trottoirs d’Arkham, la ruralité de Twin Peaks ou le clown de Derry, vous découvriez ces horizons imaginaires  autrement sous la plume de David Glomot, qui nous emmène dans les recoins de son métier et de ses passions.

Comment vous est venue l’idée d’inventorier les lieux imaginaires ?

Je suis passionné d’imaginaire, comme lecteur, comme cinéphile, voire comme joueur de jeux de rôles. Les livres s’entassent chez moi, et mes murs sont couverts – entre autres – de cartes de la Terre du Milieu de Tolkien. Cette passion remonte à presque quatre décennies, quand on ne parlait pas encore de « geek » ou de « pop culture ». Star Wars était vu comme une invention puérile, Lovecraft et King semblaient réservés aux gens mal dans leur peau… Je suis devenu médiéviste et j’ai commencé à enseigner l’histoire et la géopolitique en classes préparatoires. Mais jusque dans les années 2010 j’établissais une limite nette entre mes passions et mon enseignement… même si les ombres de JRR Tolkien et de GRR Martin planaient forcément sur mon travail de médiéviste. Parallèlement, les jeux de rôles, les BD et les mangas continuaient de s’entasser chez moi. En 2015 le Festival de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges a eu pour thème l’imaginaire géographique. Nous fûmes quelques-uns à être catalogués experts de lieux qui n’existent pas, au gré des tables rondes et des conférences. Libération me demanda de rédiger un petit reportage d’une page sur Westeros, le monde de Game of Thrones. Je décrivis « sérieusement » ma première destination imaginaire. Partant de là, j’ai commencé à établir des listes et des typologies, tout simplement à partir de ma bibliothèque et de mes collections : univers purement imaginaires, simples villes de fiction comme le Balbec de Proust ou l’Arkham de Lovecraft, pays fantasmés, îles mystérieuses, continents engloutis...


Qu’est-ce que la géo fiction, en quelques mots ?

J’utilise le terme géofiction essentiellement sur les réseaux sociaux pour qualifier toutes les inventions géographiques. Il peut s’agir de simples toponymes fictifs et sans réel contenu comme Pétaouchnok, Perpette-les-Olivettes ou Trifouillis-les-Oies, mais aussi d’univers intégralement conçus, forgés, développés par un ou plusieurs auteurs, avec comme objectif de rattraper le réel en terme de précision. C’est là que je commence à m’amuser… On pensera évidemment à Tolkien, mais aussi aux univers immersifs de jeux vidéo, comme le far-west alternatif de Red Dead Redemption. Les cadres géographiques de certains films ou séries télévisés sont aussi à prendre en considération, comme la ville de Twin Peaks imaginée par David Lynch et Mark Frost, ou le « village » du Prisonnier dans la série de Patrick McGoohan. Ces territoires fictionnels peuvent être localisés sur notre planète, comme la Syldavie de Tintin ou l’Atlantide, ou complètement ailleurs dans l’espace et dans le temps, « Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine... » À l’origine, je souhaitais que ce terme de géofiction, dont je ne suis pas l’inventeur, soit le titre de mon livre, mais l’idée de présenter la géographie fictive sous forme de dossiers a logiquement imposé le concept de guide, à la manière d’un guide touristique qui passe en revue des destinations valant le détour : « Petit guide des villes et des pays imaginaires ».


Quelle est la portée symbolique du territoire imaginaire ?

L’imaginaire synthétise et résume, tout en permettant tout, c’est-à-dire en offrant le luxe du faux, du mensonge crédible et accepté. Imaginer des endroits fictifs permet de donner un aspect concret et formel à des idées abstraites. L’imaginaire reflète, complète et explicite le réel. De nombreuses civilisations, dans leurs religions, ont imaginé des lieux pour caractériser l’après-vie et répondre à la question fondamentale de ce qui se passe après la mort. Les vikings imaginèrent le Valhalla, les chrétiens conçurent un enfer, un paradis et un purgatoire. Avec les quelques images d’une simple description géographique, on peut faire passer énormément de notions. Voyez le Gotham City de Batman, ses tours, ses rues encombrées et sa criminalité : quoi de plus explicite pour qualifier la démesure du rêve américain et sa corruption ? Un bon dessin, une bonne carte, un simple paysage mental valent mieux qu’un long discours. L’imaginaire résume et incarne.


Que dit le territoire imaginaire  de son inventeur, mais aussi de l’époque qui le voit naître ?

Rien n’est jamais 100 % imaginaire : chaque création se raccroche à du réel, à des racines et une époque qui lui donnent sa crédibilité. Les créateurs de territoires fictifs ne font jamais rien gratuitement. D’abord, ils peuvent vouloir émerveiller leur public, le divertir et critiquer la morne réalité, comme Lewis Carroll qui précipite Alice dans le pays des merveilles, ou Lyman F. Baum envoyant Dorothy au pays d’Oz. Les auteurs sont des rêveurs déçus par l’âpreté du monde réel. Ce devait être le cas de Tolkien, ou de J.M. Barrie, le créateur de Peter Pan… Mais leur envie de fuir le réel par l’imagination est toujours rattrapée par les griffes de la réalité et du présent : Alice est marquée par la morale victorienne (et l’impérieuse souveraine qui règne des deux côtés du miroir) ; Tolkien ne peut cacher son vécu personnel, l’horreur des tranchées de 1914-1918 et l’angoisse du Blitzkrieg de 1940. Ses orques sont ni plus ni moins des SS, il n’y peut rien.

Plus prosaïquement, imaginer des lieux neufs permet la liberté dans la narration. Si un auteur de romans policiers veut que la police roule en voitures rouges, il n’a pas intérêt à placer son intrigue à Paris ou New York, mais dans un Pétaouchnok de son cru. La géofiction est une manière de contourner les contraintes narratives et morales, voire politiques. On peut même parler d’outil anti-censure. Hergé a forgé de toutes pièces la Syldavie et la Bordurie pour pouvoir parler à un lectorat juvénile du totalitarisme menaçant les pays d’Europe centrale, des années 30 aux années 60. Les localités normandes fictives présentées par Maupassant, Flaubert ou Proust permettent de critiquer une population et sa mentalité, sans vexer frontalement quiconque. Même chez Platon ! Son Atlantide vouée à la destruction par des dieux écœurés de l’incurie humaine n’est autre que sa ville d’Athènes, sombrant dans le chaos et la corruption.

Enfin, presque toujours, ce qu’imagine l’auteur renvoie à son état mental, heureux ou dépressif, et à ses convictions politiques, morales, économiques. L’île au trésor de Stevenson révèle beaucoup de choses sur la soif de voyages et d’aventures de cet Écossais. La géographie lovecraftienne est sombre, dépressive, introvertie, comme on se plaît à imaginer Lovecraft. Un auteur comme Stephen King, baby-boomer provincial, jovial et modeste, place ses héros dans une réalité très banale, une géographie du quotidien aussi crédible que totalement fictive.


Quelle a été votre méthode de travail sur ce titre ? Travaillez-vous sur l’imaginaire comme sur la réalité ?

Absolument ! Ayant une formation d’historien et de géographe, j’ai bâti chaque dossier comme s’il s’agissait d’une destination réelle, en ajoutant simplement une rubrique sur le créateur, ses techniques et ses motivations. Je commence toujours par essayer de trouver une carte ou des représentations graphiques du monde, avant de voir le film, lire la BD ou lire le livre. C’est très facile avec des auteurs comme Stevenson ou Tolkien qui fournissent en exergue de leurs œuvres des cartes tracées de leur propre main. C’est aussi évident dans les jeux vidéos s’ouvrant sur une carte interactive, comme The Witcher ou GTA. C’est plus difficile avec la Syldavie, bien décrite par Hergé, mais jamais cartographiée ni même correctement localisée. Pour le cas de Twin Peaks, il faut attendre la deuxième saison de la série pour entr’apercevoir un plan de la ville, à la craie, sur un tableau. Cette phase de recherche iconographique, c’est aussi le moment où peut intervenir Philippe Masson, graphiste, qui élabore avec moi des cartes de synthèses comme par exemple celle de la Syldavie, synthétisée à partir des détails éparpillés par Hergé dans les albums de Tintin.

Une fois terminée cette approche spatiale, avec orientation, échelle et les distances, détails géographiques du relief, de la flore… je peux commencer à glaner des informations sur l’histoire, les populations, l’économie, les institutions politiques. C’est d’autant plus compliqué lorsque l’œuvre est collective et que plusieurs auteurs ont apporté leur touche ici et là. Je ne sais combien de scénaristes et de dessinateurs ont travaillé sur Spirou et Fantasio, donnant toujours plus de détails sur Champignac ou sur la Palombie…

Mon ambition est, finalement, de pouvoir faire un cours, une leçon de géographie. Il faut que le rendu soit fluide, la description exhaustive et pas trop barbante. Le lecteur du guide doit pouvoir entrer instantanément dans la destination que je lui présente. J’aimerais qu’il ait envie d’y rester et d’explorer encore plus, à partir de mes conseils. C’est exactement comme être le rédacteur d’un guide touristique : je décris mon périple, j’explique les lieux, et je donne envie au voyageur de prendre son billet d’avion !


Quel lien voyez-vous entre territoire imaginaire et géopolitique ?

La géopolitique décrit les rapports de force sur les territoires. Or, la plupart des fictions géographiques ont un moteur narratif, que ce soient des romans, des jeux vidéos, des films. Ce moteur narratif implique forcément de l’exploration, des rencontres, des interactions et… des confrontations. Le « winter is coming » de Game of Thrones, avec ce mur géant protégeant la civilisation de la barbarie est assez éloquent, à un moment où le monde occidental a conjointement peur du chaos climatique, de l’immigration incontrôlée et de la résurgence d’empires agressifs. La géofiction révèle souvent le non-dit géopolitique.

Je ne connais pas de géofiction qui ne mobilise pas les concepts de la géopolitique : territorialité, conflictualité, impérialisme, identités… Même l’onirique Neverland de Peter Pan voit les indiens et les pirates construire des emprises territoriales. Il n’y a pas de géographie sans politique, sauf à décrire un monde purement naturel et sans population, donc sans histoires à raconter.

Enfin, pour enseigner la géopolitique, rien ne vaut une bonne géofiction ! J’explique à mes élèves les enjeux européens des années 1930-1960 avec le cas de la Syldavie et de la Bordurie. La guerre froide et la bipolarisation idéologique est-ouest sont totalement synthétisées dans Le Prisonnier et son étrange village goulag… Le Dracula de Bram Stoker est aussi très utile pour montrer l’opposition entre Grande-Bretagne moderne et industrielle et Europe orientale attardée et superstitieuse vers 1900. Je vous fais grâce de la contestation sociale et urbaine dans les comics, et de la critique de la société de consommation dans les mondes post-apocalyptiques. Les utopies, dystopies et uchronies sont des prétextes pour interroger l’actuelle situation géopolitique.

Editions Le Pommier

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