Parfois, une interview se transforme. Comme une vague, elle prend une forme inattendue et se déroule dans toute sa subtilité. Parti d’un livre, « Teahupo’o le souffle de la vague », roman noir qui a pour personnage principal la vague la plus dangereuse du monde, l'échange est devenu plongée dans un univers.
Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus. Tout n’est pas tout rose au pays de l’équitation à haut niveau dans le dernier roman de Romuald Giulivo, loin s’en faut. Luca, son héros féru de metal old school, va découvrir la face cachée de l’excellence et de la performance, entre manipulation, ambiguïté, sadisme et folie. Un cocktail explosif qui ne laissera pas les participant·e·s à ce stage indemne. Sous sa noirceur, « Pur Sang » est un texte subtil sur l’emprise et le besoin de libération de la parole. Indispensable, sans limite d’âge.
Comment le sujet de l’équitation et de l’adolescence s’est-il imposé à vous pour ce roman ?
Pour ce qui est de l’adolescence, ce n’est pas spécifique à ce texte, ça dure depuis vingt ans que j’écris des romans. C’est d’abord et avant tout un matériau de travail pour moi. Comme un sculpteur choisit plutôt le métal, le bois ou le marbre, j’ai moi choisi l’adolescence en support de mon travail d’écriture, et d’ailleurs un peu à mon insu. C’est un concours de circonstances. C’est parce qu’une éditrice — Charlotte Ruffault en l’occurrence, une grande dame aujourd’hui disparue, mais qui a fait les riches heures de Bayard Jeunesse et de Hachette au tournant des années 2000 — m’a proposé de penser un récit dans une collection pour grands ados que je me suis mis et à l’écriture et à la littérature Young Adults. Si je n’ai depuis jamais abandonné le sujet, c’est parce que j’aime dans la figure adolescente sa façon de tout ressentir avec emphase, avec excès. L’amour, la colère, la joie ou la tristesse : tout est décuplé à cet âge. Et en tant qu’auteur, ce qui m’intéresse en premier lieu dans le roman, c’est faire ressentir des émotions aux lecteurs. Des personnages adolescents sont donc le médium idéal pour mener ce travail.
Concernant l’équitation, c’est là aussi une vieille histoire. Il y a quelques années un éditeur m’avait proposé un boulot de commande sur des romans à destination des benjamins devant se passer dans une académie équestre, mais il s’était imaginé m’imposer un cahier des charges strict, collectionnant tous les poncifs sirupeux du genre. Je ne voyais pas l’intérêt d’écrire une histoire affreusement genrée, déjà lue mille fois, et j’ai donc fini par rejeter la proposition. Mais je me suis alors promis d’y revenir. Je me suis promis d’écrire un jour quelque chose qui serait tout l’inverse, un livre dérangeant et polémique, un vrai cauchemar dans le monde de l’équitation. L’idée a ressurgi alors que je réfléchissais à écrire à partir d’une expérience personnelle malheureuse en lien avec l’emprise et la perversion narcissique. Il m’a alors semblé que le monde du dressage, de la relation entre l’homme et l’animal, mais aussi entre le maître et ses élèves offriraient le cadre idéal pour aborder ce sujet.
Comment avez-vous construit vos personnages, tous sur le fil, à leur manière ?
La façon dont naissent les personnages reste mystérieuse, et il s’est passé un truc assez étrange sur ce texte. Pendant très longtemps le personnage principal a été une jeune fille. Peut-être parce que j’apprécie en tant qu’auteur de travailler ma part de féminité ou peut-être parce que j’avais besoin de mettre la colère et le malaise du héros à distance pour ne pas sombrer pendant l’écriture de ce que je voulais un livre aussi dur et dense qu’un cauchemar. C’est Olivier Pillé, mon éditeur au Rouergue, qui a levé le lièvre. Il m’a proposé une fois le livre terminé de réfléchir et de voir si celle qui s’appelait alors Claudia ne pourrait pas s’appeler plutôt Luca. Ça m’a pris des mois pour revenir sur le texte, et j’ai été surpris comment le personnage s’est à la fois densifié et complexifié. Il s’est passé quelque chose qui m’échappe toujours un peu, je l’avoue, mais le caractère imprévisible, toujours en tension du narrateur s’est encore accru, et c’est exactement ce que je voulais pour le narrateur. Je voulais qu’il pousse le lecteur à être toujours littéralement à bout de souffle.
Mais concernant les autres personnages du roman, je pense surtout qu’ils sont tous parodiques — que ce soient les autres élèves, mais aussi Janus et ses sbires. On ne les approche qu’à travers le regard de Luca, et sa colère immense le rend tellement aveugle au monde ou aux autres qu’il n’est à aucun moment capable de les approcher ou de les comprendre. Ils ne sont pour lui, et donc pour nous, que des caricatures. Il ne parvient même pas à retenir leurs prénoms et s’aide de caractéristiques physiques (celle aux gros mollets, celle aux bras tatoués, etc.) pour les différencier.
La musique est presque un personnage à part entière, vous lui donnez un rôle important dans votre livre, comment avez-vous travaillé cet aspect de votre texte ?
La musique a toujours une place de choix dans mon travail — parfois de façon explicite, mais toujours de façon implicite. Je me demande systématiquement comment je veux que sonne ma phrase pour un livre donné. J’ai par exemple écrit un roman pour adultes où l’objectif était — toute proportion gardée et très modestement — de reproduire en mots les solos de John Coltrane ou les quartes de McCoy Tyner. Mais si le jazz ou la musique baroque sont très importants pour moi, le Metal a eu un rôle crucial dans ma formation, il m’a sauvé la vie étant ado, comme je crois pas mal de gens qui ont eu dix-huit ans à l’orée des années quatre-vingt-dix. Ça faisait longtemps que je voulais rendre hommage à ce courant musical longtemps moqué ou sous-estimé, mais je ne voulais pas plaquer bêtement une ambiance ou une playlist sur un texte. Pur sang m’a donné l’occasion de le faire, car le livre parle frontalement de violence, de colère, et cette musique y est fortement liée, non parce qu’elle génère des émotions négatives contrairement à ce que beaucoup de gens pensent à tort, mais parce qu’elle permet de gérer, canaliser, expulser la noirceur que la vie fait parfois naître en chacun de nous. C’est ainsi en tout cas que Luca utilise toutes ces cassettes de Death Metal volées à son père. Je n’ai pas simplement cité des chansons, je les ai choisies avec minutie en regard des moments de l’histoire où elles apparaissent, et j’ai vraiment tenté, par le débit du texte, le travail de répétition ou parfois d’ellipse, de rendre la lourdeur d’un bon riff ou d’un blast beat.
Quelles sont les particularités et contraintes d’une écriture spécifiquement destinée à un public adolescent ?
Pour moi, contrairement peut-être à la littérature réellement pour la jeunesse, il n’y a ni spécificité ni contraintes avec les textes pour ados. Comme pour n’importe quel roman il faut juste faire entendre une vraie voix et soigner son style. Il ne faut pas prendre les ados pour des idiots. Dire qu’il faudrait leur offrir une littérature simpliste ou non polémique, c’est faire affront à leur intelligence. Le monde est de plus en plus sombre et de plus en plus complexe, on est obligé de faire avec. Franchement, il suffit d’ouvrir le journal pour réaliser qu’on ne sera jamais à la hauteur de l’horreur et de la bêtise de nos quotidiens.
Et en même que je dis ça, je suis révolté par cette mode dégueulasse de la Dark Romance dans laquelle nombre d’éditeurs se jettent sans pudeur pour faire du cash depuis quelques années. Pur sang a ainsi était écrit en réaction à ça. En plus de proposer une littérature que j’espère à mille lieues de ces horreurs souvent écrites dans un français approximatif, je voulais montrer à quel point l’emprise, les relations toxiques, les abus sexuels, ce ne sont pas des trucs cools… Ce sont des sévices dont on ne se remet jamais, et c’est pour le montrer que j’ai bâti un livre volontairement étouffant et sans espoir. Je fais confiance aux lecteurs pour percevoir l’intention, et je persiste à croire en matière de littérature pour adolescents, mais aussi en matière de littérature tout court, au rôle prépondérant des médiateurs du livre au sens large, qu’ils soient médiathécaires, libraires, professeurs documentalistes ou journalistes. Je crois sincèrement que nos jeunes ont plus que jamais besoin d’eux pour trier le bon grain de l’ivraie dans leurs lectures, et puis aussi pour en parler, partager, débattre.
Vous glissez beaucoup de références culturelles en plus de la musique, est-ce pour vous un moyen d’inciter votre lectorat à la découverte ? De le pousser à la curiosité ?
Je suis ingénieur de formation, ce qui signifie que je n’ai pas fait d’études littéraires ou artistiques. Je suis en ce domaine complètement autodidacte. J’ai donc toujours été attentif aux pistes que certains auteurs me proposaient au fil de leurs livres, un peu comme les cailloux blancs jetés par le Petit Poucet dans la forêt. Djian m’a amené par exemple à toute la littérature nord-américaine, Carver au roman russe, Thomas Bernard au théâtre, etc. J’imagine alors, sans savoir si c’est pertinent ou un peu pesant, devoir tenir le même rôle avec mes lecteurs. J’espère ainsi que Carcass ou Napalm Death vont voir leurs ventes d’albums augmenter de façon significative après la parution de Pur sang (rires !)