Parfois, une interview se transforme. Comme une vague, elle prend une forme inattendue et se déroule dans toute sa subtilité. Parti d’un livre, « Teahupo’o le souffle de la vague », roman noir qui a pour personnage principal la vague la plus dangereuse du monde, l'échange est devenu plongée dans un univers.
LA CHRONIQUE
Il y a quelques temps, Fabien Clouette nous clouait sur place avec un premier roman où le classicisme de l’écriture jouait au chat et à la souris avec une structure narrative surprenante. Ce jeune écrivain confirme son talent avec un second roman tout aussi audacieux. Qui aurait l’idée de construire un roman contemporain avec des emprunts à un fait historique réel, qui a eu lieu en 1393 (Charles VI et des nobles qui prennent feu) pour le mêler à l’histoire contemporaine de la Thaïlande.
Comment ça, vous avez du mal à suivre ? C’est pourtant très simple ! Ce qui compte et porte le lecteur, le fait voyager à la vitesse de la lumière et perdre ses repères au profit de son imagination, c’est justement ce jeu subtil où intrigue et réalité historique importent peu. Fabien Clouette maîtrise avec une aisance surprenante la construction narrative et l’intemporalité. Seul compte le présent. Seul compte cette unité où le style sert l’histoire dans un mouvement de balancier à la mécanique d’une finesse absolue. Le Bal des Ardents - Fabien Clouette. Editions de l’Ogre
L’INTERVIEW
Comment se construit un roman de fiction qui repose sur un fait historique ?
Le roman ne repose pas tant que ça sur un fait historique tout compte fait. Il repose sur un évènement fictif et extrêmement archétypal (une fête des fous qui se transforme en une ou des tentatives de soulèvements) et sur le parcours de plusieurs personnages qui participent ou qui rayonnent comme des électrons autour de cet évènement. Bien sûr, la fiction est ensuite nourrie de références historiques ou historiographies, sans jamais se faire roman historique. “Le Bal des ardents” n’est pas une date clé d’une quelconque Histoire nationale ou internationale, il devient une sorte d’archétype universel, comme si l’on disait “Le carnaval du port des Rouges”.
Comment travaillez-vous l’alliance style/histoire, où l’un et l’autre se complètent en permanence ?
J’ai essayé de caractériser des personnages et des espaces très définis pour ensuite dérouler cette journée-évènement. Vous avez notamment ce grand port de commerce avec ses bars et ses docks, les “Rouges”, qui sont les marécages qui l’entourent, ou encore le pont-promenade du “Sans-Voix”, qui est une sorte de cargo mystérieusement familier qui mouille dans le port le temps du soulèvement. Et dans ces lieux très simples car très caractéristiques, vous avez des personnages archétypes eux aussi, par exemple le personnage du guide, Yasen. Il incarne entre autres la tension entre la volonté de quitter ce port, hésitant à embarquer sur le “Sans Voix” pour laisser derrière lui tous les soucis liés au politique, et pour poursuivre jusque dans les calmes maritimes une potentielle idylle avec l’une des passagères qui le fascine. Mais ce faisant, il abandonnerait ce qu’il connait pour une existence loin de tout ce qu’il est - c’est une situation simple de dilemme intemporel : doit-on rester dans un ici familier mais étouffant ou doit-on partir dans un ailleurs dont les horizons sont parfois vides car trop étrangers, muets et distants ? Et c’est d’autant plus saisissant que ce personnage de Yasen incarne “l’ici” du Port, puisqu’il connait les recoins des marécages des Rouges, et qu’il travaille comme guide pour la ville. Dans cette révolution, il ne peut s’empêcher de participer - c’est lui qui apparait comme une sorte d’aède ou de conteur pour informer la population sur l’avancée des troupes du roi vers le port. Il est le chroniqueur, le seul vrai historien du roman dans un certain sens !
Qu’est-ce qui vous donne envie d’écrire ?
Je voulais écrire une fête des fous. Mais je ne voulais pas écrire un roman dont le héros est une foule ou une masse populaire indifférenciée, car je voulais des personnages très identifiables. Je voulais aussi que l’intrigue soit très simple et courte, des personnages qui évoluent le temps d’une journée, une évolution dramatique fatale et une violence croissante. J’avais envie d’un roman “éphémère”, et c’est peut-être ça que je recherche avec le motif du boomerang. J’ai souvent présenté le Bal des ardents comme un boomerang aux gens à qui j’en parlais pendant l’écriture. On rattrape, on relance, et entre temps on s’est déplacé. Et en lançant des boomerangs dans le ciel, en dansant parce qu’on brûle, en brûlant parce qu’on danse, on fait le contraire de la contemplation, ou on fait plus que la contemplation des paysages, on devient le paysage avant de le disparaître ; ashes to ashes.
L’EXTRAIT
Le boomerang finit dans la main de Yasen, et tout est relancé au-dessus des cimes. Au-dessus des miniatures et des bombes qui filent sous la pluie à la vitesse des trains. Ça pourrait être des insectes, des insectes noyés. Il y en a un qui ralentit, un autre qui manque de tomber et qui stoppe. Les autres sont loin, droits comme des brise-lames, la tête froide, qui ne peuvent que regarder les concurrents qui précèdent. Et leurs petites lumières, les compteurs. On rallume les phares sans faire exprès, dans un écart, et on les éteint car c’est la règle. Mais c’est surtout plus beau. Et si on tombe, on tombe. On sera propre sur le goudron et sa pellicule de pluie. Juste quelques ombres bleues et vertes sur le nez et la bouche qui s’effacent après avoir été fixes longuement. Mais on ne tombera pas cette fois. Voilà ce qui court sur la route qu’on ne peut voir que depuis le vol. Et quand il revient de nouveau on y est encore. On est au beau milieu. Au beau milieu de la courbe. Celui-là, on venait de le lui donner, et c’était le seul qu’il eût jamais eu. Mais on pouvait en avoir plusieurs, de différentes essences et de différentes courbures. On prenait un bout de bois ordinaire et on le creusait, de manière à obtenir un arc. Certains faisaient autrement, ils le chauffaient et tordaient. Mais celui-là était sculpté. Et lorsqu’on le lançait, il formait des courbes dans le ciel, et découpait les choses en donnant des angles et des moulinets dans les angles. Il était parfait. Il était parfait et il revenait presque. Pas exactement à l’endroit du lancer, pas toujours. Mais on pouvait être sûr et certain qu’il reviendrait et qu’on pourrait relancer.
On est au-delà du beau milieu. Les mulberrys ne sont pas utilisables. On attend encore les plus gros des éléments. Ils prennent des relevés, debout sur les dunes mouvantes. Les pétales de main qui prennent forme avant de disparaître. Debout sur les digues. Les abalistes dans les canaux, les plus récents, dans les eaux ouvertes, entre les collines de poterie et les lacs amers. Là où on ne s’attend pas à eux, au beau milieu du canal, comme si eux, comme moi, voulaient gagner le désert. Sur l’autre digue, on dirait des oies mais ce sont des fous. Sur une digue qui pourrait être autant zénith au milieu du rien que le môle sur lequel nous sommes, et qui sonne comme un tombant.
Yasen observe le canot vide de l’office de tourisme tanguer de plus en plus à chaque arrivée de pêcheurs. Ce canot vide depuis une semaine : il n’y a plus de touristes pour s’inscrire aux visites, plus de cargos touristiques dans la baie pour tenir compagnie au Sans-Voix. Le Sans-Voix, dernier cargo à avoir jeté l’ancre ici, quittera le port dans la nuit et reste indifférent au chapelet des hors-bord et des barques des caseyeurs qui rentrent.