Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
Ils sont 4 dans cette sélection de romans traversés, portés par un souffle poétique surprenant et puissant. 4 tempêtes stylistiques, portées par une singularité déconcertante et captivante à la fois. 4 français qui brillent par une originalité époustouflante.
L’été des charognes - Simon Johannin
Y aurait-il des rednecks anachroniques en France ? Des gens simples, primaires, brutaux voire vite violents, qui n’auraient rien à envier aux spécimens des Etats-Unis qui peuplent les récits des sudistes que nous apprécions ? Des gens qui nous font penser à des films de Rob Zombie, aussi, un peu ? Celles et ceux qui auraient des liens ou des attaches rurales connaissent la réponse : oui. Oui, là autour, pas loin, on vit encore avec des codes qui nous feraient penser aux années 40-50, qui ressemblaient sans doute aux années 20, et ainsi de suite. Le premier roman de Simon Johannin se déroule à La Fourrière, un « village de nulle part » où les gosses tuent des animaux pour s’amuser, évitent les torgnoles paternelles et conduisent leurs parents ivre-morts. La vie, quoi. Une vie rythmée par les travaux physiques, la mort et la saleté, un monde étrange, entre ultra réalisme rural et contes classiques revissés à l’acide. Une bande de gosses du village erre, joue, évolue, se bagarre, découvre la vie autour de parents destroys et de cochons à tuer. Les charognes, bêtes tuées, malades, accumulées en attendant d’être ramassées, pourrissent aux coins des champs dans la chaleur d’un été qui rappelle un peu la Guerre des Boutons, mais en plus trash. Il est beaucoup question de fluides, de mort et de brutalité dans ce roman qui déploie une poésie sourde et contenue comme un orage estival. Toujours, le style tire vers le haut, décale du cadre réaliste pour élever le lecteur vers une autre dimension, inspirée, haletante. Magistral ! Editions Allia
La peau, l’écorce - Alexandre Civico
Quelle surprise, ce roman tout fin ! Alexandre Civico, éditeur et membre du collectif Inculte parvient, par la force de son texte, à gifler son lecteur avec une infinie douceur. D’un côté, un soldat qui surveille un point d’eau avec sa patrouille. De l’autre, un père récemment célibataire relié à sa fille par un étrange cordon ombilical. Un seul et même homme, avant, après. Si le pitch semble « simple », le style qu’il déroule laisse le lecteur pantois. C’est un flux dans un onde moribond et déformé, une pensée en cascade, une danse funambule entre mort et lumière, entre espoir et abandon, entre solitude et aspiration. L’auteur alterne une certaine brutalité, ici aussi, sans jamais lâcher la bride d’une poésie haletante, presque fragile comme le souffle d’un homme blessé. Et les hommes, dans ce roman, le sont, blessés. Par la vie, la guerre, leur singularité, leur désarroi. La guérison existe-t-elle, c’est une autre affaire. Un conseil : ne commencez pas ce livre avant d’aller dormir : il vous tiendra éveillé jusqu’à la dernière ligne, rapprochant dangereusement l’heure de coucher de celle du réveil… Editions Rivages
Sarcophage - Rafael Garido
Bienvenue dans un drôle de conte, une sorte de fresque qui rappellerait Barbe-Bleue, dans un roman poétique où une certaine imagerie gothique et décadente aurait été revue par l’esthétique pornographique. Drôle de mélange, n’est-ce pas ? Dans une pièce, un homme, l’Archonte, et des femmes mêlent sexe et drogues dans une orgie frénétique et constante. Ailleurs, peut-être, à un autre moment, d’autres personnages se confondent, évoluent et se heurtent dans une spirale démentielle et hallucinée. Les deux espaces se confondent, se fracassent et se déchirent à tour de rôle. On plonge dans Sarcophage comme on s’abandonnerait dans des eaux troubles : on oublie beaucoup de certitudes et on s’apprête à découvrir l’inconnu. Porté par une langue maîtrisée et déconstruite, par un jeu sur le sens et les répétitions, par un vocabulaire riche jusqu’à l’étouffement, des descriptions extatiques et d’une précision déconcertante, ce roman litanie ferait presque penser à l’actionnisme viennois (s’il était possible de rapprocher ce courant cinématographique de la littérature). Sexe et violence ne sont que des moyens de délivrer un message, un sens caché qui se découvre au fil de l’oeuvre. Le livre se referme peu à peu sur le lecteur et l’emporte à son tour dans ce monde de folie furieuse et virtuose. Editions Inculte
Vies et morts d’Irène Lepic - Mehdi Belhai Kacem
L’adolescence, vue à travers le prisme de la poésie, de la science et de la philosophie. Ou encore : l’adolescence vue à travers un prisme anachronique. Paru en 1996, l’unique roman du philosophe Mehdi Belhai Kacem aurait tout a fait pu sortir à la fin des années 1970, l’époque des années Palace et des errances qui fleurissent chez Guillaume Serp, par exemple, dans Les Chérubins Electriques. Ou bien sortir un siècle et demi plus tôt, en pleine période gothique flamboyante: il y a un peu de Lautréamont chez cette Irène Lepic. L’adolescente livre ici son journal, en quelque sorte. Journal sans aucune date ni repère temporel ou visuel, torrent verbal introspectif et poétique, ce roman monologue jette son lecteur dans la tête d’une jeune fille dérangée. Dans son corps aussi, où les humeurs transpirent et jaillissent. La densité qui se dégage devient vite un tourbillon stylistique parfaitement rythmé et loin de la folie qui semble sauter aux yeux au premier abord. Les pensées s’enchaînent, s’imbriquent, la logique se dégage, la volonté de vivre par dessus-tout hurle sous les mots touffus. Les adolescents, c’était mieux… peut-être pas avant, mais sous la plume de Mehdi Belhai Kacem, qui avait 22 ans quand il a écrit ce roman. Oui, 22. Editions Tristram