Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
Traductrice, Noémie Grunenwald a publié un livre sur les questions soulevées par la traduction de textes militants, principalement liés aux thématiques décoloniales, féministes et LGBTI : "Traduire en féministe/s" aux éditions La Contre-Allée. Au-delà des questions propres à la traduction, c'est une réflexion globale qui se dégage de ses propos, de sa réflexion personnelle et de sa manière de travailler. Une véritable plongée dans les rouages du militantisme et de l'intersectionnalité, notions chevillées à son métier de traductrice.
Qu’est-ce qui a motivé, chez vous, l’écriture de ce livre ?
C’est d’abord la rencontre avec Anna Rizzello, programmatrice du festival de traduction littéraire D’Un Pays L’Autre, avec qui, en 2018, nous avons passé toute une année de résidence à parler de traduction féministe, lors de multiples évènements auprès de différents publics dans la région lilloise. En parallèle, au sein des éditions La Contre Allée, Anna travaillait au lancement de la collection Contrebande, consacrée aux paroles de traducteurices. De là est née l’idée de partager à l’écrit ce travail entrepris en résidence, et de le prolonger de façon plus littéraire. Puis je me suis engagée au sein du groupe de recherche FELiCiTE (Féminisme En Ligne : Circulation, Traduction, Édition), avec lequel nous avons beaucoup réfléchi, collectivement, à la traduction féministe sous divers aspects. Au bout d’un moment, à force de rencontres, discussions, lectures et communications, j’avais rassemblé beaucoup de matériau, et j’ai eu envie de rejoindre la conversation. À titre plus personnel, c’était aussi pour moi un moyen de faire le bilan de mes premières années de traduction, depuis les tâtonnements de mes débuts jusqu’à ma professionnalisation assez récente. J’ai éprouvé le besoin de mettre des mots sur ma pratique et d’identifier le contexte littéraire, intellectuel et militant qui la rendait possible.
il y a un nombre conséquent de textes qui ne nous parviennent pas, ou peu, simplement car ils sont écrits dans une autre langue que l’anglais.
Quelle est la différence entre une traduction « classique » et une traduction « militante », pour vous ?
À mon sens, il y a trois différences principales, qui peuvent être combinées ou non.
La première relève du texte en lui-même : s’agit-il ou non d’un texte militant (c’est-à-dire d’un texte dont le propos est subversif et vise la transformation sociale) ? D’un texte qui a vocation à circuler auprès d’un public militant ou auprès d’un public minorisé dont les conditions d’existence pourraient être améliorées par l’accès à son contenu ?
La deuxième est liée aux conditions de production de la traduction. S’agit-il d’une traduction qui est produite dans des conditions militantes (conditions de travail, d’édition, de diffusion/distribution) ? Par des personnes qui s’organisent collectivement pour mener ce projet, et qui le font avant tout en tant que militantes, plus qu’en tant que professionnelles du livre, par exemple (même si ces deux catégories ne sont évidemment pas mutuellement exclusives) ? Si c’est le cas, je pense qu’on peut déjà parler de traduction « militante », quelle que soit la manière de traduire « dans le texte ».
Enfin, la troisième différence entre traduction « classique » et traduction « militante », ou tout du moins « politique », se trouve selon moi dans la manière de travailler le texte en lui-même. C’est-à-dire dans l’approche consciente et réflexive que la traductrice ou le traducteur (ainsi que l’équipe éditoriale qui retravaille le texte en aval) choisit d’adopter. Est-ce qu’on traduit depuis une position surplombante qu’on imagine « neutre » et « universelle », ou depuis une position que l’on questionne, que l’on réfléchit en lien avec les rapports sociaux qui nous traversent, que l’on identifie comme particulière et localisée, et qui nous permet donc d’identifier nos forces et nos faiblesses, nos facilités et nos angles morts, dans l’approche et l’interprétation d’un texte donné ? Cette approche « positionnée » du texte est politique, et provient d’une culture du positionnement qui est à la fois féministe et décoloniale.
Pourquoi a-t-on traduit aussi peu de textes militants, voir fondateurs d’une pensée contemporaine ?
C’est une question compliquée car elle dépend fortement du contexte dans lequel on se situe. En France, si l’on regarde l’ensemble de la production éditoriale, on traduit quand même beaucoup (il me semble qu’environ 30 % des publications sont des traductions), même beaucoup plus qu’aux États-Unis par exemple (où moins de 5 % des publications sont des traductions). Donc cette idée du manque de traduction est à relativiser. Toutefois, il est vrai que l’immense majorité de ces traductions sont des traductions de l’anglais, et qu’elles portent plutôt sur des textes qui « marchent bien ». Tout d’abord, la place surplombante de l’anglais s’explique évidemment par l’impérialisme culturel étasunien et britannique. Depuis un siècle environ, l’anglais a remplacé le français comme « langue mondiale », dans les échanges politiques, scientifiques ou culturels internationaux. De plus, l’attractivité des universités étasuniennes et les hiérarchies de prestige linguistique expliquent par exemple que de nombreuses autrices, notamment féministes et/ou décoloniales, écrivent directement en anglais, même lorsqu’il ne s’agit pas de leur première langue. Par conséquent, il y a un nombre conséquent de textes qui ne nous parviennent pas, ou peu, simplement car ils sont écrits dans une autre langue que l’anglais.
pour moi, « traduire en féministe/s », c’est traduire avec une réflexion sur notre position sociale, et en lien avec les textes, les idées, les débats et les pratiques qui traversent les mouvements féministes au sens large.
Ensuite, si les textes qui sont traduits sont plutôt des textes qui « marchent bien », et que, par conséquent, nombre d’écrits militants (qui sont rarement des succès commerciaux) ne sont jamais traduits, c’est notamment en raison du coût que représente la traduction pour les maisons d’édition. En création, les éditeurices n’ont pas à avancer de sommes importantes en droits d’auteurice (même lorsqu’iels pratiquent l’à-valoir, à part pour les bestsellers, les sommes sont relativement faibles), donc la somme qu’iels reversent à l’auteurice est directement proportionnelle au succès de l’ouvrage. En traduction, en revanche, les éditeurices doivent payer en amont l’acquisition des droits, ainsi que l’intégralité du travail de traduction, sans aucune certitude quant au succès éventuel de l’ouvrage. Il s’agit donc d’un calcul plus risqué. Par conséquent, leurs choix éditoriaux en traduction ont tendance à se concentrer sur des textes qui ont de fortes chances de succès, donc les plus mainstream, et donc, malheureusement, souvent, les moins subversifs ou originaux. À l’échelle éditoriale globale, cela explique pourquoi les écrits militants ne sont pas les mieux représentés dans l’ensemble des traductions.
Enfin, en France, j’ai l’impression qu’il existe également une sorte de prétention liée au fait de baigner dans une culture dominante (probablement teintée d’une nostalgie du temps où la « langue mondiale » était le français et où les lumières françaises éclairaient supposément le monde) dans le manque de curiosité à l’égard de la production éditoriale en langue étrangère. Dans le cas de certains sujets dits « communautaires » ou d’écoles de pensée « minoritaires » (par exemple en ce qui concerne les rapports sociaux de race, ou encore les questions LGBTI), la tradition universaliste française suppose qu’il s’agit d’approches qui ne sont pas compatibles avec la pensée française, donc s’intéresse peu à les traduire, sans pour autant chercher à valoriser les voix émergentes ou historiques qui traitent ces mêmes sujets depuis une perspective locale.
Qu’est-ce que c’est, « traduire en féministe » ? Quelles sont les responsabilités inhérentes à cette approche de la traduction, les écueils, les enjeux, les récompenses ?
Pour moi, « traduire en féministe/s », c’est traduire avec une réflexion sur notre position sociale, et en lien avec les textes, les idées, les débats et les pratiques qui traversent les mouvements féministes au sens large. Les responsabilités de cette approche sont évidemment à l’égard de l’autrice et de son texte, dans le sens où il s’agit de lui servir de relais sans l’instrumentaliser, mais aussi à l’égard du public qui va le lire. Un texte féministe qui ne serait pas accessible à un public féministe, en raison de la manière dont il est traduit ou du contexte éditorial dans lequel il est produit, ce serait un échec.
un écueil du « traduire en féministe » pourrait être de se limiter à une vision étroite du féminisme
Un des enjeux principaux est donc pour moi de ne pas perdre de vue à qui s’adresse l’autrice. Si l’on traduit bell hooks, par exemple, on doit par exemple faire attention à ne pas rendre le texte trop pompeux ou jargonneux, puisque dans beaucoup de ses textes, elle veille particulièrement à être claire, précise et accessible, pour des raisons politiques. De même, on ne va pas forcément traduire de la même façon ses textes où elle s’adresse en priorité aux femmes noires, et ceux où elle s’adresse en priorité aux femmes blanches, par exemple. Un autre enjeu, c’est de garder en tête sa propre position, à la fois en tant que traducteurice, mais également en tant que personne située socialement. C’est avoir conscience qu’en raison de notre parcours et de notre position sociale, il y a certains sujets qui nous sont plus familiers que d’autres, ou plus facilement compréhensibles que d’autres. C’est donc veiller à ne pas calquer nos évidences, et interroger en permanence tant la proximité que la distance, qui peuvent toutes deux être source de mésinterprétations. C’est garder à l’esprit que la traduction est inévitablement un acte de violence, qui participe autant à l’effacement, à l’uniformisation et au renforcement de l’hégémonie qu’à la rencontre, au dialogue, à la multiplicité et à l’intercompréhension.
Les écueils de la traduction et de la traductologie féministes, dans leur histoire, sont les mêmes que ceux du mouvement féministe dans son ensemble. C’est-à-dire d’avoir parfois trop privilégié le prisme du genre, aux dépens de ceux de la race, de la classe, ou encore du contexte politique ou culturel. Par exemple, la traductologie féministe s’est initialement beaucoup développée au Canada, dans un contexte de promotion nationaliste de la langue française au Québec. Bien sûr, cela ne signifie pas du tout que les réflexions produites dans ce contexte soient forcément nationalistes, mais cela ne nous exempt pas de questionner l’impact de ce contexte sur cette production théorique. De la même manière, Spivak a questionné les bonnes intentions des féministes occidentales à traduire des femmes indiennes sans prendre la peine de développer une compréhension fine de leurs propos en perspective avec leur contexte d’énonciation et en comparaison les uns avec les autres. Par conséquent, un écueil du « traduire en féministe » pourrait être de se limiter à une vision étroite du féminisme, qui ferait l’économie d’une dimension décoloniale et/ou antiraciste, d’une intégration globale de la lutte des classes, d’une critique de l’hétérosexualité. C’est, entre autres, pour cela que j’ai ajouté un « /s » dans le sous-titre « traduire en féministe/s », pour souligner le fait que les mouvements féministes sont multiples, complexes et liés aux autres mouvements de libération. Enfin, les « récompenses » du traduire en féministe/s, c’est bien sûr lorsque le texte trouve son public, qu’il résonne auprès des lecteurices et au-delà, qu’il est intégré aux réflexions, aux discussions, qu’il est critiqué, questionné, approprié, remanié. Qu’il bouleverse la vie et les conceptions des lecteurices, qu’il contribue à la redéfinition des concepts, à la réévaluation des idées. Qu’il apporte un peu de reconnaissance, un peu de complicité, un peu d’amour et de courage à celleux qui le lisent.
Quelle serait votre traduction idéale ?
Pour moi, l’idéal, ce serait un texte que je pourrais accompagner du début à la fin, en dialogue avec l’éditeurice, les correcteurices, les graphistes, etc. C’est-à-dire un texte que je participerais à sélectionner, pour lequel j’aurais une liberté de choix dans mes stratégies de traduction (tout en ayant en face de moi unE éditeurice qui interrogerait et discuterait mes propositions), et pour lequel on prendrait le temps de se mettre méticuleusement d’accord sur les corrections, la réécriture, la présentation, etc. D’une certaine manière, ce serait donc une production réellement collective, où tout le monde apporterait son expertise tout en sachant qu’elle serait discutée et interrogée par les autres, pour le meilleur. Ensuite, il y aurait bien sûr la relation avec l’autrice, qui dans mon idéal, serait possible et stimulante, sans être pesante. Avec une autrice qui serait consciente des enjeux de traduction, qui accueillerait avec bienveillance les propositions non-conventionnelles de traduction ou d’édition, qui serait disponible pour guider ma traduction en répondant à mes éventuelles questions, mais qui serait également consciente que la traduction est une réécriture qu’elle ne peut maîtriser. Bref, il s’agirait donc de rajouter une strate nouvelle à la dimension collective.
Enfin, si l’on s’autorise à glisser de l’idéal à l’utopie, ce serait une traduction que j’aurais la possibilité de réviser tous les cinq ou dix ans, pour l’adapter aux évolutions de ma pratique, du vocabulaire, des contextes, et aux réactions que le texte aurait suscité auprès de son public. Là encore, il s’agirait finalement d’encore élargir la dimension collective, en intégrant le lectorat dans la production du texte.
c’est difficile de faire du beau tout en restant très proche du texte
Quelles sont les particularités de la traduction de Dorothy Allison ?
Je ne suis pas sûre de pouvoir répondre à cette question dans la mesure où au-delà de l’autrice, il s’agit également de mes premières traductions de littérature, alors que jusqu’ici j’avais surtout traduit des essais théoriques. Donc il se peut que j’attribue à l’autrice des caractéristiques plus générales du genre. Mais dans le cas de Deux ou trois choses dont je suis sûre et de Trash, la particularité principale est que je mettais presque deux fois plus de temps que d’habitude pour traduire un feuillet ! En essai, je travaille bien sûr aussi le style général de l’autrice, mais je m’autorise une liberté un peu plus grande dans le choix des termes, les reformulations de phrases, les adaptations au public cible. Le choix du mot reste bien sûr très important, mais en dernier recours, c’est le sens qui prévaut, puisque le cœur du texte se situe dans l’argumentaire de l’autrice.
Avec Dorothy Allison, j’ai opté pour une traduction beaucoup plus littérale. Or, cela prend beaucoup plus de temps, car c’est difficile de faire du beau tout en restant très proche du texte. Le choix du mot en fonction de sa sonorité est par ailleurs très important, puisqu’ici, comme le dit d’ailleurs Dorothy Allison dans l’introduction de Trash, c’est le style qui prévaut. Mais pour l’instant, je n’ai pas l’expérience nécessaire pour affirmer qu’il s’agit d’une différence fondamentale qui serait liée à ces textes ou à cette autrice en particulier. C’est peut-être juste que ces deux textes ont fait évoluer ma pratique dans un certain sens, qui se retrouvera finalement aussi dans mes futures traductions, y compris d’essais. Donc on pourra en reparler dans quelques années... Après, l’autre particularité de ces traductions, en ce qui me concerne, c’est qu’il s’agit d’une autrice que j’aime énormément, qui a bouleversé ma vie les premières fois où je l’ai lue, et qui la transforme encore à chaque fois que je la relis. Donc je suis évidemment très, très heureuse d’avoir eu l’opportunité de la traduire. Je chéris la proximité avec son écriture que m’ont permis ces deux traductions. Quand l’acte de traduire devient un véritable acte d’amour, c’est précieux.
Quel est l’impact (émotionnel, affectif, sur le moral) que peut avoir la traduction de textes durs, comme peuvent l’être les textes militants ?
Le sujet même des textes, ce sur quoi ils portent, peut effectivement constituer une difficulté majeure dans le travail de traduction. Traduire Dorothy Allison, c’est notamment passer des semaines sur des scènes de violence, de viol, de maladie, de mort, de maltraitance, de pauvreté, d’oppression, etc. et ça peut être difficile à encaisser au quotidien. Quand on a ses propres difficultés, sa propre histoire qui peut parfois résonner avec le texte, ses propres douleurs, hontes, peurs et regrets, le texte nous remue en profondeur et, vu qu’il s’agit de traduction, de manière extrêmement lente et minutieuse. On ne se contente pas de lire en quelques minutes une scène de maltraitance, on la décortique sur plusieurs heures, parfois sur plusieurs jours. Et notre rôle est de refaire de la littérature avec, donc de puiser au fond de nous-mêmes pour faire du beau, pour fabriquer du style, pour écrire des mots qui fonctionnent sur la page. C’est donc un engagement de soi qui est total.
Alors forcément, ça joue sur le moral. En ce moment, je travaille sur un essai qui analyse les mouvements incels, et dans un chapitre, l’autrice passe plusieurs pages à faire l’inventaire détaillé des attentats masculinistes qui ont eu lieu depuis 20 ans en Amérique du Nord. Au bout d’un moment, ça donne la nausée, ça plombe, et le soir, quand on te demande comment s’est passée ta journée, tu es à deux doigts de fondre en larmes, alors que, concrètement, tu t’es contentée de rester toute la journée derrière ton bureau à faire quelque chose que tu aimes. Ça créé une sorte de dissonance qui est parfois difficile à expliquer aux autres, ou même à comprendre soi-même. Heureusement, dans le cas de Dorothy Allison, il y a aussi beaucoup d’humour, et de très belles scènes de complicité, d’amour, de sexe et de gastronomie, alors parfois, en fin de journée, tu es simplement de bonne humeur, pleine d’espoir, avec l’envie de cuisiner ou de te blottir contre quelqu’une.
Sur les bouts de la langue. Traduire en Féministe/s. Noémie Grunenwald. Editions La Contre Allée