[INTERVIEW] Sophie Vandeveugle : "L’ennemi a été créé par des humains"

Depuis quelques années, en France et ailleurs, la littérature se teinte de nuances écologiques. La crise climatique, et ses conséquences, se retrouvent de manière régulière au coeur de la fiction générale, et non plus uniquement des littératures d’anticipation ou des essais. Vibrant et incarné, le premier roman de la jeune autrice Sophie Vandeveugle s’inscrit dans cet univers, porté par la force d’une conviction personnelle.

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[INTERVIEW] Sophie Vandeveugle : "L’ennemi a été créé par des humains"

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29/5/2024
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Depuis quelques années, en France et ailleurs, la littérature se teinte de nuances écologiques. La crise climatique, et ses conséquences, se retrouvent de manière régulière au coeur de la fiction générale, et non plus uniquement des littératures d’anticipation ou des essais. Climate fiction, nature writing, littérature des grands espaces, récits d’encabanements, de retour à la nature et de rapport au sauvage fleurissent dans les thématiques littéraires. Vibrant et incarné, le premier roman de la jeune autrice Sophie Vandeveugle s’inscrit dans cet univers, porté par la force d’une conviction personnelle. Ecologique, antispéciste, anticapitaliste, « Feu, le vieux monde », est à la fois un roman de guerre, un roman d’apprentissage, un roman profondément humain, porté par un style à la fois poétique et sans concessions.  Rencontre avec une autrice qui met du sens dans ses mots et le partage.

« Feu le vieux monde » est votre premier roman, qu’est-ce qui vous l’a inspiré ? Comment la thématique s’est-elle imposée à vous ?

À l’origine de ce roman, il y a une scène qui me revenait sans cesse à l’esprit : celle de deux garçons, à peine adultes, qui se réveillent au milieu de la nature et qui comprennent qu’ils doivent fuir lorsqu’ils aperçoivent au-dessus d’eux des avions tranchant le ciel et assourdissant tout l’horizon. J’ai l’impression d’avoir pensé à cette scène tous les jours dans les mois qui ont précédé le moment de la rédaction, et j’ai essayé de trouver une explication à cet épisode. C’est ce qui est un peu étrange pour moi avec ce roman : j’ai vraiment le sentiment d’avoir dû me souvenir d’une histoire plus que de la créer.

À côté de cela, j’ai toujours voulu écrire et avant tout, écrire pour défendre des idées, pour critiquer les sociétés actuelles, les systèmes de pensée – la cause animale étant ce à quoi je suis le plus sensible, comme l’écologie. Mais il m’importe aussi de mettre en perspective l’antispécisme et les autres luttes sociales : ça a toujours été mon objectif en écrivant, que ce soit ou non de la fiction, et je crois que c’est quelque chose que j’aurai toujours en tête.

Ainsi, outre cette première scène, tout ce que j’avais envie de raconter tournait autour de l’idée de lutte, de résistance, approfondissant toujours plus l’analogie avec les guerres passées. Alors, à force de réfléchir à tout cela, j’ai fini par trouver : les avions seraient bel et bien des bombardiers que les deux garçons devraient fuir, mais des bombardiers d’eau ; et les protagonistes auraient bien été mobilisés, mais sur le front des feux de forêt. Avec ce scénario de base, je pouvais aborder les sujets qui m’ont toujours été chers et mettre en relation, « littérairement », l’exploitation des animaux, de la nature, et des hommes.  

Pensez-vous que la littérature possède un pouvoir de sensibilisation à une cause, d’éveil des consciences ?

Je ne sais pas si la littérature possède un tel pouvoir, en tout cas je l’espère. En un sens, je me dis que dans le doute, il vaut mieux essayer.

Je crois que la littérature peut jouer un rôle dans la société, car elle permet une sorte de dé-voilement de certains aspects du monde que tout le monde ne perçoit pas de la même façon. Paradoxalement, je crois qu’elle peut rendre plus réelles des choses auxquelles on n’est pas forcément confrontés dans notre quotidien, et, de la sorte, sensibiliser, « ouvrir les consciences ». La littérature a cet avantage de pouvoir amener voire provoquer des réflexions sur certaines thématiques auprès de personnes qui n’y étaient pas forcément sensibles auparavant, et qui ne se seraient peut-être jamais dirigées vers un essai sur ces problématiques. Et c’est en cela que la littérature a un pouvoir : elle peut raconter des histoires qui, ensuite, resteront dans la tête du lecteur, le travailleront, et un jour, avec un peu de chance et de bonne volonté, lui feront ouvrir les yeux sur sa propre histoire, sur le monde qui l’entoure.

Cependant, je crois aussi que la littérature ne suffit pas : bien sûr, je crois en elle, sinon je n’écrirais peut-être pas, mais je pense qu’elle est une étape, un morceau d’un cheminement, en somme quelque chose qui fait partie de la société et, en la reflétant, invite à y réfléchir et, idéalement, à la changer, en sortant des mots.  

Vous empruntez les codes du roman de guerre, mais l’ennemi n’est pas humain, comment avez-vous travaillé cet axe ? Pourquoi, d’ailleurs, ce choix stylistique ?

À mes yeux, l’ennemi est humain – ou plutôt, l’ennemi a été créé par des humains. Certes, quand je raconte ce combat contre le feu, le feu existe vraiment, les feux de forêt sont une réalité à laquelle nous sommes de plus en plus confrontés, donc il constitue moins un choix narratif qu’un sujet d’actualité. Mais cela n’empêche que le feu peut être symbolique, et en ce sens il incarne dans mon roman la guerre que les hommes mènent contre la nature, contre les animaux, et finalement contre eux-mêmes, à cause des logiques capitalistes, de la croissance glorifiée, et des modèles d’exploitation et de domination de manière générale.

Par conséquent, même si les personnages du roman luttent contre le feu, c’est finalement aussi, et peut-être encore plus, ce qui allume ce feu qu’ils doivent combattre. La nature n’est à aucun moment l’ennemi : c’est le système actuel, qui l’est. J’ai essayé de raconter une lutte qui puisse à la fois être concrète et symbolique, c’est-à-dire une lutte qui consisterait à la fois à éteindre les flammes et à refuser les idées qui nous mènent où nous sommes aujourd’hui.

Cet imaginaire de la guerre s’est imposé à moi pour deux raisons. La première, c’est tout simplement que la littérature qui a pour objet la guerre (et en particulier les deux guerres mondiales du XXe siècle) m’intéresse beaucoup, depuis toujours. Que ce soit pour raconter le quotidien, un événement précis, une ambiance, la peur, la colère ou que sais-je encore, je trouve que la littérature « de guerre » a une puissance singulière, on ne s’y habitue pas, elle montre particulièrement bien l’absurdité et l’injustice qui nous entourent, et semble vouée à être d’actualité. Ce qui m’amène à la deuxième raison : je vois dans la lutte pour l’environnement une analogie possible avec l’état de guerre car, au fond, ne sont-ce pas toujours des gens ordinaires qui ne demandent qu’à mener une vie plutôt tranquille, qui doivent aller sur le front à leurs risques et périls, parce que des « puissants » le leur ont imposé, au nom d’ambitions risibles si elles n’étaient pas à ce point mortifères ? L’état actuel de la planète devient une menace pour notre vie à tous, et même si chacun a sa part de responsabilité, ce sont tout de même encore les « puissants » qui nuisent le plus à l’environnement, et les plus modestes qui en paient le prix fort. Ainsi, il ne me paraît pas illogique d’inscrire ce roman dans l’imaginaire des guerres passées, puisque nous en sommes encore et toujours à devoir nous battre pour pouvoir vivre dignement, voire pour survivre, car une poignée d’humains haut placés sont irresponsables et nous imposent ensuite de lutter pour une raison ou une autre.

Évidemment, au vu de l’actualité, il peut paraître indécent de considérer que la lutte, pour le dire de manière un peu simpliste, écolos versus capitalistes, est une guerre, quand on pense à ce que vivent les gens en Ukraine ou à Gaza en ce moment. Mais cela n’empêche qu’à mes yeux, au-delà de celles que nous menons entre nous-mêmes, il ne faut pas amoindrir la gravité et les conséquences des guerres que nous menons aussi contre l’environnement et contre les animaux, que nous massacrons depuis des siècles en considérant que c’est normal, naturel et légitime.

Les animaux occupent une place forte dans ce roman, (ce qui est encore trop rare). Comment arrivez-vous à ne pas tomber dans l’anthropomorphisme ?

Honnêtement, je ne me suis jamais vraiment posé cette question par rapport à l’anthropomorphisme, car c’est selon moi une espèce de « notion-témoin » du spécisme qui règne dans la société. Quand je vois les autres animaux autour de moi, rien ne m’indique qu’ils soient moins sensibles que nous. Rien. À partir de là, pourquoi avoir peur de tomber dans une soi-disant description de sentiments qui ne seraient propres qu’à l’homme ?

La tristesse, la colère, la joie, la compassion, la peur, il n’est rien de cela que les animaux soient incapables de ressentir, et il suffit de les regarder pour s’en rendre compte. Je n’ai pas besoin que la sacro-sainte science me prouve qu’une souris a peur si on essaie de la noyer, pour constater qu’effectivement elle a peur. En somme, je suis presque tentée de dire que l’anthropomorphisme n’existe pas, qu’il n’est qu’une parade spéciste, convaincue que l’humain serait l’espèce suprême et dotée d’un supplément d’âme. Et puis, d’ailleurs, nous sommes aussi des animaux, même si nous avons tendance à l’oublier.

Il y a un terme très important, qui est la sentience. Ce mot permet de différencier les animaux et les plantes, par exemple : dire que les animaux sont sensibles, ça ne les aide pas, car les plantes aussi sont sensibles. En revanche, dire qu’ils sont sentients, c’est reconnaître non seulement qu’ils sont capables de ressentir, mais que ce qu’ils ressentent leur importe, qu’ils ont une volonté propre et qu’ils peuvent avoir des expériences subjectives. C’est une notion très importante pour la lutte antispéciste, et c’est aussi ce qui me fait penser que l’anthropomorphisme doit être relativisé.

Êtes-vous vous-même engagée, d’une manière ou d’une autre, dans une démarche écologique ? Quels sont vos combats, vos sujets phare d’une manière plus personnelle ?

Je me dis souvent que c’est la façon dont nous perçoivent les autres qui fait l’engagement. Je m’explique : j’essaie d’être une personne engagée, mais ce n’est pas à moi d’affirmer que je le suis. En d’autres termes, ça me paraît un peu trop simple de se dire engagé, c’est vague, ça veut tout dire et ne rien dire : j’ai parfois l’impression que certaines personnes se croient engagées parce qu’au lieu d’acheter des bouteilles d’eau en plastique, elles ont une gourde, et qu’elles trient leur déchet. À mes yeux, c’est un peu la moindre des choses… Donc, finalement, c’est une question de point de vue.

Comme je l’ai déjà évoqué, c’est vraiment la cause animale qui m’importe le plus, non pas parce que je la trouve supérieure aux autres luttes, mais parce qu’elle les englobe toutes. En effet, cela n’a pas de sens, par exemple, de se dire antispéciste, mais d’être raciste, d’être sexiste, ou même d’être capitaliste. En outre, au cours de l’Histoire, très souvent lorsqu’un peuple a été dénigré, infériorisé, et massacré, on l’a comparé aux animaux, comme s’il n’était pas suffisamment humain pour mériter de vivre. En ce sens, affirmer que tous les animaux, humains et non humains, ont le droit de vivre dignement et qu’il n’est aucune espèce supérieure à une autre, c’est aussi affirmer que les individus d’une même espèce sont égaux. On peut définir de plusieurs manières l’antispécisme, certes, mais celle que je retiens est la lutte contre toute forme d’oppression (et l’argent peut vraiment en faire partie). L’application concrète de l’antispécisme, c’est le véganisme ; c’est probablement mon plus gros engagement, car cela ne s’arrête jamais, et que j’essaie toujours de sensibiliser autour de moi, sans pour autant savoir si ce que je raconte a un quelconque impact.

Pour l’instant, c’est donc surtout par mes choix individuels (être végane, boycotter ceci, cela, etc.) et par l’écriture que « je m’engage ». Je crois que la lutte « intellectuelle » est légitime et importante aussi, et c’est pour l’instant ce terrain-là que j’essaie d’occuper. Et pour cela, mon sujet phare, c’est bien sûr la cause animale et l’environnement, mais dans une perspective sociale, d’intersectionnalité, en somme en montrant que tout est lié et que la justice est une.

Quels sont vos projets d’écriture ? Vous êtes étudiante en journalisme, allez-vous continuez à écrire de la fiction, ou vous orienter plus vers la non-fiction ?

Je ne compte absolument pas renoncer à la fiction, d’une part parce que j’aime la littérature de fiction, d’autre part car je pense qu’elle permet d’amener des réflexions d’une manière qui complète, ou peut-être qui précède, les essais et les écrits théoriques de manière générale. Cela dit, la non-fiction m’intéresse aussi beaucoup. Idéalement, je voudrais concilier les deux : je n’envisage pas d’écrire de la fiction qui ne soit pas imprégnée de réel, mais ce qui me plaît aussi dans la non-fiction, c’est précisément de raconter le réel, de donner une place importante à la narration, au style.

Quant à mes projets d’écriture, j’en ai toujours en tête, mais je ne suis jamais certaine à l’avance qu’ils aboutiront un jour – je préfère être plutôt discrète sur ce que j’écris, au moment où je l’écris.

Feu le vieu monde. Sophie Vandeveugle. Editions Denoël

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