[INTERVIEW] Éditions Monts Métallifères

Rencontre avec un éditeur indépendant qui aime dérouter, déranger, et surprendre.

Ecosystème du livre
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[INTERVIEW] Éditions Monts Métallifères

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29/1/2024
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Quelle découverte, ces « Monts Métallifères » ! Pendant un salon, celui de l’Autre Livre, sur les conseils d’une éditrice éclairée, (celle des très belles éditions Gorge Bleue, pour ne pas la citer). Quelques minutes plus tard, je tombais en admiration devant « Exemplaire unique », de Milorad Pavic, objet littéraire particulièrement inventif où la poursuite de la narration se déroule entre les mains des lecteur·rice·s. C’est le genre de livre et le genre de démarche qui contribuent à donner ses lettres de noblesse à l’édition indépendante, si chère à ce média. Rencontre avec un éditeur qui aime dérouter, déranger, et surprendre.

Je suis éditeur parce que… Parce que je ne connaissais rien au monde de l’édition. Je suis un lecteur curieux et compulsif, et, comme beaucoup de gens, à quelques exceptions près, j’identifiais les auteurs beaucoup plus que les maisons d’édition. Je n’ai jamais vraiment considéré les éditeurs, que j’ai toujours vus comme des fâcheux qui embêtent les auteurs, lesquels adorent se plaindre de la pingrerie, de la timidité, de l’étroitesse de leurs éditeurs. J’ai changé de camp. Mais il est certain que je ne me serais pas lancé là-dedans si j’avais mieux connu les cuisines (ou j’y serais allé plus prudemment) – parce que c’est un travail très exigeant, et qui est occupé pour une grande partie par de la paperasse et de la comptabilité.


Comment êtes-vous devenu éditeur ? 

J’avais une première traduction en cours, L’homme à Histoire, de l’auteur anglais Malcolm Badbury ; une obsession pour les romans de Pavic ; et une amie graphiste, Lilas Carpentier, spécialisée en fabrication du livre, qui voulait faire de l’édition. Nous avons commencé à discuter du projet de maison d’édition, mais c’est quand nous avons découvert William Heath Robinson, le dessinateur d’humour anglais, que les choses se sont accélérées. Lilas tenait là son projet, qui a pris la forme de notre magnifique anthologie, dont le second volume est paru en octobre dernier. Nous avons été associés pendant les deux premières années, et puis la littérature a naturellement pris le pas sur les beaux-livres, qui sont une économie bien particulière, et je suis à présent seul gérant des Monts Métallifères.


Comment avez-vous défini la ligne éditoriale de votre maison ? 

Elle ne cesse de se définir et de se redéfinir à chaque nouveau titre. Au départ, je pensais que la ligne éditoriale serait l’absence de ligne éditoriale, mais comme c’est toujours moi, in fine, qui choisis les livres, le catalogue a les contours de mes gouts littéraires. Je dirais que nous publions des livres qui provoquent un certain inconfort, qu’il soit formel ou moral, et qui, surtout, surprennent. C’est un pari un peu difficile à tenir, mais j’aimerais que chacun de nos livres soit complètement différent des précédents, tout en continuant, malgré tout, à porter la patte de la maison d’édition. Ce qui implique de publier peu de livres, et de les choisir avec soin.


Pourquoi ce nom, d’ailleurs ? 

Je travaillais avec mon ami Antoine Page, réalisateur, sur son film C’est assez bien d’être fou, qui relate sa traversée du continent européen avec le peintre Zoo Project, dont je devais écrire la voix off. C’est en étudiant des cartes de leur trajet que je suis tombé sur ces « Monts Métallifères » à cheval entre l’Allemagne et la Tchéquie. C’est un nom que je trouve très beau, qui a des sonorités aériennes mais désigne la pesanteur même. Et puis c’est aussi un jeu avec le cliché de la « pépite » : avec les Monts Métallifères, nous sommes assis sur une mine entière.


Quelles sont vos maisons préférées à part la vôtre ?

Je citerais des maisons d’édition proches de la mienne, qui cherchent à redonner de la visibilité à des textes « oubliés » ou négligés, dont certains que j’aurais adoré éditer moi-même. 

Les éditions du Chemin de fer, d’abord, des voisins bourguignons qui sont devenus des amis. Je ne les connaissais pas avant de devenir éditeur, et j’admire beaucoup leur travail. C’est à cela qu’on reconnait une bonne librairie : on y trouve leurs livres. Ils découvrent beaucoup d’autrices et auteurs importants, qu’elles soient anciennes (comme Catherine Guérard ou Beatrix Beck) ou contemporains (comme Christophe Ségas). Leurs ouvrages sont toujours très beaux, et ils ont réussi à tenir près de 20 ans en auto diffusion/distribution, ce qui admirable d’indépendance.

Ypsilon, ensuite, dont l’élégance et la sobriété sont aux antipodes de mes choix graphiques, mais dont le catalogue me parle beaucoup. J’ai découvert Ypsilon par les livres d’Unica Zürn, pour laquelle j’ai une grande admiration.

Et puis les éditions du Typhon, parce qu’ils ont sorti leurs premiers livres pendant qu’on réfléchissait à la maison d’édition, et qu’on s’est dit : c’est ça qu’on voulait faire, aussi bien dans la ligne graphique que dans les choix éditoriaux. J’ai toujours une petite voix dans ma tête, maintenant, avant de sortir un livre : me distinguer d’eux. C’est presque une politesse que je leur dois.


Pouvez-vous nous parler un peu de la collection Pb82 ? Comment est-elle née ? Pourquoi du « feel bad book » ? 

Cette collection est née de conversations avec des amis libraires, qui me disaient que la plupart des clients leur demandaient des livres « faciles à lire et qui font du bien ». Pendant ce temps, je travaillais sur deux projets d’une noirceur sans appel : Mon travail n’est pas terminé de Thomas Ligotti, un roman de vengeance d’une cruauté impitoyable, et Viande, de Martin Harnicek, un roman tchèque des années 80 décrivant une société dystopique où il ne reste rien d’autre à manger que la viande humaine. Dans les deux cas, le narrateur est un bourreau, un criminel ou une bête dénuée d’empathie ; dans les deux cas, le moteur du livre sont les pulsions les plus sombres et les moins avouables de la psyché humaine (égoïsme ; vengeance ; humiliation ; désir de survie à tout prix ; lâcheté…). 

Or je crois que l’un des rôles de la littérature est de nous faire partager des expériences différentes de la nôtre, de nous ouvrir à une forme de sympathie (au sens propre) avec des subjectivités radicalement autres. La tragédie classique ou les romans de Dostoïevski nous en apprennent plus sur l’humanité qu’un roman de « réparation », où l’on voit des personnages dépasser leurs échecs et transformer leurs faiblesses en force grâce à leur capacité de résilience. Il y a en chacun de nous une noirceur irréductible, que nous nous efforçons d’étouffer – et que les livres de Pb82, au contraire, font remonter à la surface et regardent dans les yeux. 

À l’origine de cette collection, n’y a donc pas de complaisance, pas d’esthétisation de l’horreur, mais au contraire une volonté de réalisme. Pour en revenir à Mon travail n’est pas terminé, par exemple, c’est un roman dont le moteur est le sentiment d’humiliation et la soif de vengeance. Or si on ne prend pas en compte cette dynamique humiliation/vengeance, on ne peut pas comprendre grand-chose, je crois, au monde contemporain, et aux différents conflits, sociaux, politiues, géo-politiques, qui le traversent.


Publiez-vous ce que vous aimez lire ? 

Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement. Un végétarien ne va pas ouvrir un restaurant d’abats.


Comment choisissez-vous vos auteur·ice·s et vos traducteur·rice·s ? 

Je ne choisis pas des auteurs et autrices, mais des livres, sur les critères cités plus haut. En ce qui concerne les traducteurs et traductrices, je n’ai jamais vraiment cherché. Maria Bejanovksa est la seule à pouvoir traduire les romans de Pavic ; Sacha Zilberfarb m’a été recommandé par trois amies simultanément ; Fabien Courtal m’a contacté quand il a appris mon projet Ligotti, dont il avait déjà traduit une partie des textes ; Uta Muller et Denis Denjean avaient déjà traduit Roman géométrique de terroir au début des années 2000 pour le compte des éditions Verdier, qui avaient finalement renoncé à le publier… 


Quels sont les titres que vous préférez chez vous ? 

C’est évidemment difficile de choisir. Chaque livre a son histoire, et j’ai une histoire avec chaque livre. J’éprouve, bien sûr, un attachement particulier pour notre premier livre, L’homme à Histoire de Malcolm Bradbury, parce que c’est aussi le premier roman que j’aie traduit, et qu’il m’a accompagné pendant plus de deux ans. C’est un livre qui me fait toujours beaucoup rire, et que je trouve d’une actualité assez sidérante, notamment sur les questions dites « sociétales ». Il date de 1975, et il traite explicitement de questions comme le consentement sexuel, le polyamour, la cancel culture, le langage inclusif, la systématisation de l’insulte « fasciste », le harcèlement moral, l’abus de pouvoir… et tout ça dans une perspective très ouverte. Il pose des questions, présente des problèmes, ouvre la pensée au doute et à l’interrogation, sans jamais imposer aucune vision.

Et je dirais notre dernier livre, aussi, Mon travail n’est pas terminé, parce que Ligotti est un auteur que j’admire de longue date, qu’il a été très long et compliqué d’obtenir les droits (j’ai cru ne jamais y parvenir), et que le livre bénéficie d’une traduction de haute volée de Fabien Courtal, et d’une illustration de couverture d’un dessinateur que j’adore, Ludovic Debeurme. C’est une sorte de livre All Star pour moi.


Qu’est-ce qui vous plait le plus dans ce métier ?
Chercher des textes, déjà. Même si cela implique beaucoup de déceptions, l’euphorie qui me gagne quand j’ai le sentiment d’avoir mis la main sur un texte « évident » est incomparable. Je me rappelle du moment de la découverte de chacun des textes.

Et peut-être parce que je suis encore un bleu, ou d’un naturel assez facile, voire naïf, je trouve que l’écosystème du « livre indépendant » est très sain et intéressant. Il y a beaucoup de gens formidables parmi les libraires, éditeurs, traducteurs, et illustrateur.ices – c’est un milieu de passionné.e.s solitaires, qui sont ravis de se retrouver et d’échanger. J’aime notamment beaucoup participer aux salons, c’est l’occasion de passer du temps avec tout ce monde-là, car sinon, je travaille beaucoup seul.

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