Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
Comment vient-on à la traduction, quel rapport entretient-on aux textes et aux courants que l’on traduit ? Quels sont les univers que l’on peut préférer, pourquoi ? Comment aborde-t-on des textes européens ? Jeffrey Zuckerman et Anna Leader sont traducteur·rice·s et travaillent, entre autres, avec l’EUPL, Prix de Littérature de l’Union européenne. Ils ont traduit des extraits de textes, que l’on retrouve sur le site du prix, et posent un regard singulier sur leur métier, leur rapport au texte, au verbe, et, nécessairement, à la littérature en général. Rencontre croisée avec deux personnalités riches et complémentaires.
Qu’est-ce qui vous a amené·e à la traduction ?
Jeffrey : J’ai grandi dans le Midwest où tout le monde parle anglais. Mon collège exigeait que chaque élève apprenne une langue étrangère, et j’ai opté pour le français simplement parce que je trouvais la prof qui l’enseignait cool. Je m’y suis adapté très vite, et mon prof au lycée m’a même encouragé de sauter une année et aussi de le poursuivre à la fac. Mais je suis sourd, et une fois arrivé en classe L1, force m’était de constater que je peux lire sur les lèvres de gens qui ont appris le français avec un accent Midwest, mais pas... avec un accent français ! J’ai pris du recul là, et la prochaine année j’ai parcouru l’annuaire des cours où il y avait un cours en français enseigné en anglais : « Introduction to literary translation ». C’est ainsi que cette histoire d’amour avec la traduction a commencé...
Anna : Moi, j’ai grandi au Luxembourg, avec des parents anglophones, et j’ai toujours adoré la littérature et la poésie en anglais, en français, et en allemand. Quand j’avais quinze ou seize ans, mon père m’a encouragée à traduire mes poèmes préférés, commençant avec un poème de Jules Laforgue. Cette traduction de « L’hiver qui vient » a changé ma vie pour toujours, car j’ai gagné le prix Stephen Spender pour les jeunes traducteurs en 2013, et c’est à la cérémonie de remise des prix que j’ai rencontré mon futur époux !
Quels sont les textes que vous préférez traduire ? (univers, genres, styles) Pourquoi ?
Anna : Bien que j’adore traduire des romans, des nouvelles, et des pièces de théâtre, je préfère la poésie à tout autre genre. Le langage d’un poème est si compact, et chaque mot est si important, qu’il est possible d’agoniser pendant des heures face à une seule ligne, voire une seule rime… et puis la solution arrive soudainement, comme un coup de foudre ! Les extraits d’un roman, comme celui de Jeff Schinker que j’ai traduit pour l’EUPL, posent d’autres difficultés : c’est difficile de préserver une voix particulière et consistante dans un texte de milliers de mots.
Jeffrey : Comme Anna, je trouve que c’est essentiel qu’on ait une affinité pour ce qu’on traduit. Moi, je traduis principalement de la fiction littéraire hyper-contemporaine ; dans cette arène il y a bien sûr beaucoup de concurrence pour traduire les auteurs français « big-name » et il y a des moments où je suis content de me mettre sur les rangs, mais je préfère la plupart de temps d’attirer l’attention sur les auteurs qui n’obtiennent pas la moitié de la visibilité qu’ils méritent. De ce fait, mon travail s’axe, entre autres, sur des écrivains queer et des auteurs mauriciens, mais je tiens à souligner que ce n'est que la pointe de l'iceberg pour un traducteur à temps plein et qu’il faut souvent s’adapter…
Comment l’EUPL a-t-il fait appel à vous pour la traduction d’extraits des textes sélectionnés pour cette édition ?
Jeffrey : J’ai eu le plaisir de travailler avec l’EUPL il y a trois ans ; une écrivaine belge était sélectionnée pour le pays et elle a avancé mon nom pour faire la traduction requise. « Fast-forward » à 2023, où l’équipe à l’EUPL a maintenant besoin de trouver des traducteurs avant que les auteurs ne soient choisis pour les pays représentatifs. Ils ont toujours mon adresse mail et m’écrivent pour savoir si j’aimerais revenir, cette fois pour traduire l’écrivain qui serait sélectionné pour la France ; on ne m’informerait que plus tard que ce serait Maud Simmonot et que j’aurais le grand plaisir de créer une version anglaise des premières pages de son formidable « L’Heure des oiseaux ». Mais même avant que je n’apprenne ces détails, comment peut-on refuser ?
Anna : En fait, c’est grâce à Jeffrey que j’ai eu cette opportunité ! Il connaît mon travail depuis que j’ai gagné un concours en 2019 en traduisant un extrait d’un roman de Mohamed Mbougar Sarr. Jeffrey savait que j’ai grandi au Luxembourg, et c’est pour ça qu’il m’a recommandée à l’EUPL cette année pour traduire « Ma vie sous les tentes » par Jeff Schinker, un auteur luxembourgeois.
Anna, vous êtes également autrice, comment se passe le changement de casquette entre la traduction et l’écriture ? Les deux pôles se nourrissent-ils ?
L’écriture et la traduction sont pour moi très différentes. La traduction exige de la créativité au niveau du mot et de la phrase, tandis que l’écriture demande de la créativité sur un plus grand plan : les idées, l’intrigue, les thématiques, le développement des personnages. . . En ce moment, je suis en train d’écrire une pièce de théâtre, et je trouve que la production d’idées est de loin l’étape la plus difficile du processus. Je préfère me concentrer sur la construction d’une scène, phrase par phrase, mot par mot. Quand je traduis un texte d’un autre auteur, c’est une expérience libératrice de laisser de côté la génération d’idées et de focaliser intensivement sur le langage. Je dis toujours que la traduction ressemble à un jeu de puzzle que l’on assemble mot par mot—et j’adore faire ça !
Jeffrey, vous traduisez, entre autres, des textes français parfois particuliers, comme des auteurs queer phare, pourquoi ce choix ?
Je suis queer moi-même ; comment pourrais-je faire autrement ? :) Mais le fait est que je me suis intéressé à l’œuvre d’Hervé Guibert, et un éditeur qui a refusé la perspective d’un recueil de ses nouvelles m’a proposé tout de même de traduire « L’enfant criminel » et j’ai accepté. De même, ma relation avec des écrivains de l’île Maurice est très personnelle ; ma première traduction est le chef d’œuvre d’Ananda Devi, Ève de ses décombres. Dans le processus de le rendre en anglais j’ai dû m’immerger dans le pays et la littérature de l’île, et je m’en suis amouraché tout de suite ! Ce n’est pas simplement un intérêt professionnel ; je considère les écrivains Ananda Devi, Shenaz Patel, Carl de Souza, et Nathacha Appanah comme de vrais amis à moi et je leur dois d’assurer de bonnes traductions de leurs meilleurs livres pour qu’ils aient un lectorat anglais aussi.
Vous traduisez tous les deux des langues majorées, que pensez-vous de la dominance anglo-saxonne et française dans l’univers de la traduction ?
Anna : C’est vrai que l’anglais (et dans une grande mesure le français) est une langue hyper dominante dans la littérature globale, et il est dommage que des textes incroyables dans des langues minoritaires ne reçoivent pas l’attention qu’ils méritent. Cependant, je me réjouis qu’il y ait de plus en plus de voix littéraires dans ces deux langues qui appartiennent à des groupes minoritaires (sur le plan de la nationalité, la religion, l’ethnicité, et la sexualité). Par exemple, Jeffrey traduit des textes par des écrivains mauriciens, et plus récemment, l’auteur tahitien Titaua Peu. Ces auteurs écrivent en français, certes, mais ils apportent de nouvelles perspectives et de nouvelles voix qui ne sont pas « majorées » dans tous les sens.
Jeffrey : Je fais souvent partie de jurys de prix de traduction, à commencer par le PEN Translation Prize et, plus récemment, le National Translation Award, et chaque fois je prends le temps de créer ce qu’on appelle en France « un camembert » et aux États-Unis « a pie chart » des langues représentées parmi les livres soumis. Je me souviens encore d’en avoir fait un et d’avoir vu cette illustration montrant que la première moitié des soumissions étaient des traductions du français et de l’espagnol ! C’est un sentiment similaire d’entrer dans une librairie à Paris et de constater que, parmi les noms d’auteurs qui ne sont pas définitivement français, un nombre écrasant sont des auteurs américains qui me sont très familiers ; il y a si peu, relativement parlant, traduit de toutes les autres langues du monde. Le résultat est une représentation très déformée de toute la brillance artistique que ce globe a à offrir, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi ça me ravit que des prix tels que l’EUPL existent, et qu’ils soient structurés pour repousser la domination culturelle et structurelle des « grandes langues » que sont l’anglais et le français . . .
Quels sont les textes que vous rêvez de traduire un jour ?
Jeffrey : C'est tellement idiot de rêver de traduire quelque chose dans l’avenir alors que je suis déjà en train de travailler sur des projets que j’adore ! Je suis en train de relire un livre qui me tient vraiment à cœur, « Les Méduses n’ont pas d’oreilles » d’Adèle Rosenfeld, qui raconte l’histoire d’une femme qui devient sourde ; Adèle insuffle la vie dans un monde que je connais si bien, et son écriture permet à tant de lecteurs d’entrer dans cette expérience étrange. Mais bon, je vais jouer le jeu : comme j’ai développé des amitiés étroites et durables avec pas mal d’éditeurs et d’écrivains, ce serait un rêve pour moi de traduire un livre que l’un de mes amis avait écrit et partagé avec moi en cours de route. J’adore suivre un livre de l’idée originale au volume imprimé final, et ce serait une si belle façon pour que cela se produise !
Anna : Parce que j’adore la création théâtrale francophone et que j'écris moi-même (en anglais) pour le théâtre, je serait ravie de traduire une pièce par un de mes dramaturges préférés, par exemple Joël Pommerat. C’est très difficile de conserver le langage d’un texte théâtral, qui est à la fois familier et poétique. Christopher Hampton l’a fait si bien quand il a traduit « Art » par Yasmina Reza. . . Je voudrais bien tenter le coup !
Quels sont les conseils que vous donneriez à de jeunes ou futur·e·s traducteur·rice·s ?
Anna : Je trouve que c’est surtout important d’avoir un mentor. Pour moi, cette personne est Sarah Ardizzone, qui traduit beaucoup de littérature francophone (notamment les romans superbes de Faïza Guène) ; c’est une personne inspirante car elle met en œuvre beaucoup de projets qui apportent la littérature francophone à un plus grand public. Après avoir gagné le concours Harvill Secker en 2019, j’ai été désignée comme la « mentee » de Sarah, qui a généreusement partagé son temps et son expertise avec moi. Je crois que c’est indispensable pour de jeunes traducteurs (ou écrivains) de former de tels liens avec des mentors qui ont plus d’expérience.
Jeffrey : Entreprendre une carrière dans la traduction est un chemin long et sinueux, marqué plus par la chance et la stratégie que par des jalons réalisables par la simple diligence. Il faut se distinguer dans l’art de traduction, bien sûr, mais les traducteurs et traductrices qui réussissent sont autant, sinon plus, compétents dans les affaires de la traduction : se renseigner sur une grande variété de textes, évaluer le potentiel de titres variés, collaborer étroitement avec les ayants-droits, charmer les éditeurs, graisser les rouages du pipeline de production et continuer à soutenir une traduction après sa parution dans le monde . . . l’art est essentiel, bien sûr, mais pas suffisant, et une volonté et une détermination à s’engager avec tout le reste est un élément clé du développement d’une carrière. Disons, donc, que si vous avez à la fois le génie et le savoir-faire, alors on a une vie formidable devant soi !