Parfois, une interview se transforme. Comme une vague, elle prend une forme inattendue et se déroule dans toute sa subtilité. Parti d’un livre, « Teahupo’o le souffle de la vague », roman noir qui a pour personnage principal la vague la plus dangereuse du monde, l'échange est devenu plongée dans un univers.
Basée à Bruxelles, cette maison d’édition de BD alternative existe depuis 1999. Si au départ, l’Employé du Moi privilégie les récits autobiographiques et autofictionnels, le positionnement évolue lentement vers un joyeux mélange d’univers et de genre, tout en restant fidèle au récits de l’intime, avec un certain accent sur les oeuvres tournant autour de l’adolescence. Matthias Roze, l’un des six membres du comité éditorial, décrypte l’histoire et la singularité de cette maison.
Je suis éditeurparce que... c’est une activité qui met les questions de narration(s) et de création(s) au centre des échanges. C’est le cœur de mon travail.
Comment êtes vous devenu éditeur ?
J’ai arrêté l’école très jeune pour être libraire en bande dessinée, mais assez vite j’ai repris des études, d’abord en médiation culturelle, puis j’ai enchaîné avec un master spécialisé dans les métiers du livre, dans un parcours consacré à l’édition. J’ai rejoint l’équipe de L’employé du moi dans ce cadre, en effectuant tout simplement un stage à l’hiver 2011. Le courant est bien passé, car nous avions une culture commune de la bande dessinée. Si ça fonctionne si bien entre nous, c’est que nous sommes avant tout des ami.e.s.
Quelles sont les particularités de votre maison, sa ligne éditoriale et graphique ?
Comme beaucoup de maisons d’édition de bande dessinée alternative, L’employé du moi a été fondé par des auteurs. À L’époque, ils étaient tous encore étudiants à Bruxelles et publiaient un fanzine, « Le Spon ». Progressivement, l’équipe s’est professionnalisée. Elle est toujours aujourd’hui constituée d’auteurs, mais elle a intégré d’autres personnes, un libraire, une correctrice-éditrice et moi. C’est une structure horizontale, tout le monde participe à la vie de la maison et les décisions sont prises collégialement. Pendant longtemps, tout fonctionnait grâce à l’énergie bénévole. C’est encore le cas actuellement, mais nous sommes à présent deux salarié.e.s (un plein temps et une mi-temps) à nous partager les fonctions administratives, d’organisation commerciale et de promotion de la maison.
En ce qui concerne la ligne éditoriale, elle est très « vivante », pour ne pas dire « mouvante ». Si tout a commencé avec une volonté de produire des récits autobiographiques et autofictionnels, nous nous en sommes assez vite détachés, en conservant tout de même une part très importante dédiée à l’intime dans les bandes dessinées que nous publions. La thématique de l’adolescence revient régulièrement, cette période d’initiation et d’émancipation vers l’âge nous intéresse particulièrement. Mais nous nous apprécions à des narrations assez larges. Ces dernières années, nos auteurices ont beaucoup exploré les grands genres du fantastique (horreur, science-fiction, fantasy, etc.) pour proposer des œuvres très originales, qui se jouent souvent des codes pour placer les individus au centre des récits. Ça donne parfois des livres très politiques.
Comment se déroule le travail, le suivi éditorial sur une BD publiée chez vous ?
Pour le suivi, on travaille en trinôme avec les auteurices. Deux éditeurices accompagnent l’auteurice tout au long du processus. On suit de près l’avancée des projets. Je pense que l’on peut considérer L’employé du moi, comme étant assez interventionniste. Si quelque chose ne fonctionne pas bien dans la narration, on en fait part à l’auteurice. On lui propose des alternatives, des ajustements, libre à iel de les accepter. Ça reste des propositions, c’est toujours l’auteurice qui aura le dernier mot. Une fois le récit terminé, ou quasiment terminé, nous travaillons à la maquette ainsi qu’aux choix d’impression et de fabrication du livre. Cette étape prend la plupart du temps la forme d’un échange entre nous et les auteurices pour aboutir à l’objet le plus approprié (et aussi le plus beau possible).
Menez-vous d’autres projets parallèles, en marge de votre maison ? Lesquels ?
Pendant longtemps, L’employé du moi a été une activité bénévole. Je devais donc trouver d’autres sources de rémunérations, ne serait-ce que pour payer mon loyer. En parallèle, j’ai ainsi été éditeur chez d’autres maisons, de plus ou moins grosses tailles. J’ai aussi effectué des missions en free-lance à droite et à gauche, surtout dans l’organisation d’évènements ou d’exposition autour de la bande dessinée de création. C’est pareil pour le reste de l’équipe, certains vivent de leur métier d’auteur, d’autres sont professeurs dans des écoles d’art. Aujourd’hui, je suis salarié à plein temps, je me consacre donc entièrement à la structure. Comme j’aime encore bien travailler sur du commissariat d’expos, j’essaie de le faire dans le cadre de L’employé du moi. En juin dernier, nous avons monté « On ne peut pas faire de jump-scare en bande dessinée » à la galerie Sterput de Bruxelles. L’année prochaine, nous fêterons nos 25 ans, et nous allons faire plusieurs évènements en France et en Belgique, notamment une grande exposition au CBBD.
Quelles sont les démarches éditoriales et les artistes qui vous inspirent ?
Je ne vais pas être très original, mais je pense que nous devons beaucoup aux maisons d’édition alternative qui ont défriché le terrain aux débuts des années 1990. L’Association, Cornélius, Fréon ou Rackham : sans eux nous ne serions pas là aujourd’hui.
Par ailleurs, j’ai beaucoup d’admiration pour les jeunes structures qui œuvrent pour proposer de la fiction, dans un monde éditorial qui ne jure plus que par la bande dessinée du réel ou documentaire. Je pense notamment au collectif Zitrance, qui font un excellent boulot avec leurs anthologies annuelles, tout en conservant une énergie punk comme pouvaient le faire les éditions Arbitraire il y a quelques années.
Qu’est-ce qui vous plait le plus dans ce métier ?
Le travail avec les auteurices, le suivi des projets. Ça donne souvent lieu à de belles rencontres. La création est au cœur de notre activité. Malheureusement, même si c’est ce que je préfère, je ne peux y accorder tout mon temps, l’intendance quotidienne de la maison étant trop chronophage.