Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
Non, ce n’est pas une maison d’édition spécialisée dans la nature et l’univers des célèbres lagomorphes aux grandes oreilles. C’est une maison d’édition indépendante spécialisée en BD, et plus encore en BD humoristiques, décalées, rigolotes qui fait la part belle aux créations inédites. Cependant, comme une ligne éditoriale, c’est souvent une question de point de vue, la maison publie également des ouvrages autour des questions de société, de genre et de féminisme. Rencontre avec, Phiip, un éditeur aussi décalé que ses livres ( et qui a un joli nounours sur son bureau) - qui ressemble étrangement à un lapin, mais ne tirons pas de conclusions hâtives.
"Je suis éditeur parce que... c’est arrivé un peu comme ça alors je me suis dis allez, let’s do this"
Comment êtes vous devenu éditeur ?
Lorsque j’ai cherché à publier mon premier livre, je suis allé voir un éditeur qui m’a directement convaincu que je voulais monter ma maison d’édition. Avec du recul, ses remarques sur mon travail étaient très judicieuses et raisonnables, mais j’avais besoin de faire ce chemin tout seul. J’ai donc décidé de créer ma société d’édition avec comme seul plan d’éditer mon livre et des idées de collaborations qui ont à peu près toutes échouées. C’est un peu normal, je ne voudrais pas juger, mais mon premier livre est très drôle mais aussi très moche et super mal foutu. Au final mon travail d’éditeur consiste principalement à foncer sur ce qui me plaît et apprendre de mes multiples erreurs. La bonne nouvelle, c’est qu’après plus de quinze ans, j’ai fini par apprendre deux trois trucs utiles et que je fais beaucoup moins d’erreurs qu’avant. Je suis aussi beaucoup plus lucide sur ce que je sais faire et ce sur quoi je suis moins fort. Mon idéal ? Tout déléguer à des gens plus compétents que moi.
Comment avez-vous défini la ligne éditoriale de votre maison ?
Pendant très longtemps, lapin s’est focalisé sur l’humour absurde et contemporain, sélectionnant uniquement des projets rentrant dans cette catégorie. J’ai toujours été catastrophé de voir la reconnaissance que l’humour en tant que genre peut recevoir (aucune) et que pour avoir des articles ou des prix, il faut du drame, du profond, de l’historique et des tonnes et des tonnes d’ennui. Faire rire est l’art le plus difficile, et l’humour absurde et parfois le trash sont extrêmement délicats à manier. On a édité des auteurs géniaux, comme Geoffroy Monde, NR ou B-gnet, l’Abbé, Elosterv, Sophie Guerrive ou Nena et des trucs complètements barrés (barré est mon genre préféré en fait, rayez tout ce que j’ai dit avant) comme Grim à la Montagne de Paka ou En fait c’était le jardinier de Kronomusic, Popésie et l’Abbé (encore).
Et puis on a édité un jour un ouvrage à la fois drôle et militant, le Vrai sexe de la vraie vie de Cy, et c’est comme ça que notre ligne édito a commencé à glisser aussi vers le militant et les ouvrages engagés. Si ma préférence va aux livres capables de mixer humour et sujet sérieux, ou a fini par éditer aussi des livres très sérieux dans ce qui deviendra plus tard la collection Causes en corps. Je me suis investi dans plusieurs livres de cette collection, en particulier les excellents Seximsme man contre le Seximsme écris par Isabelle Collet qui n’aime pas quand je la définis comme enseignante en sexisme (en vrai elle travaille sur l’éducation et le genre), que j’ai illustrés, mélangeant humour et science. Mais cette collection à dominante sérieuse est portée par des gens qui en sont plus proches. L’éditrice originale est partie, c’est désormais Maud Bachotet qui la porte avec engagement, bonheur et enthousiasme. Mon travail consiste essentiellement à lui donner les moyens de travailler.
Quelles sont les maisons ou artistes qui vous inspirent ?
J’aime les trucs bizarres et complètement barrés, forcément je suis un grand fan des éditions FLBLB (je recommande un des livres les plus drôle du monde, Savoir pour qui voter est important) et de Lewis Trondheim pour ses Lapinot, Pourquoi je déteste Saturne de Kyle Baker, J’aime les épopées de folie et j’ai un énorme crush sur Cerberus de Dave Sim que j’ai lus en vo. Anecdote : quand j’ai commandé les livres j’ai eu ce qui était probablement l’auteur au téléphone, et mon anglais parlé étant très moyen, totrouvé le lien entre ce qui était écrit sur le paquet et mon adresse, mais je lui dis bravo. Un grand moment. Je dois ajouter les Groo the Wanderer, une série magnifique avec un guerrier très bête, c’est à la fois drôle, débile et intelligent, et ça n’a pas du tout marché quand c’est sorti en français et enfin tout ce qu’a scénarisé le fabuleux Garth Ennis (Preacher, Punisher, the Boys) qui est ce que je veux devenir quand je serai grand.
En oldies, Snoopy, Blueberry, l’Incal et Gaston Lagaffe et je dévorais les comics dans les Charlie Mensuel que j’achetais d’occasion, je me souviens d’une série complètement folle sur le Roi de la Tripe ou je sais plus quoi, je ne pense pas que ça ait été édité en français.
Comment choisissez-vous de publier un album, une série, bref, un « manuscrit » ?
On fonctionne au coup de cœur d’une manière générale. On va bien sûr focaliser sur ce qui peut rentrer dans nos collections sauf gros chef d’œuvre. Les gens nous ont désormais bien identifiés pour ce qu’on fait, les projets qu’on reçoit sont de plus en plus pertinents. Au début, je décidais seul de ce qui était publié (à ma décharge, j’étais en effet seul à tout faire) et on a constitué un petit groupe d’auteurs et autrices autour de nos premières productions, on écumait les festivals avec Gad, NR, Geoffroy Monde, l’Abbé et Elosterv en noyau dur. Cette première époque de lapin a donné une production cohérente en humour absurde et trash et je m’en souviens avec nostalgie (comme la Nostalgie de dieu de Dubuisson, aussi représentative de cette époque).
Avec la collection Causes en corps, j’ai laissé entrer les autres dans le processus de choix, et de nos jours, tous les choix de manuscrits sont mutualisés, nous faisons très irrégulièrement des conférences de rédaction et passons tous les projets que nous voulons faire ou que nous avons reçus.
Que choisit-on ? Il y a beaucoup de projets valables, donc on va se focaliser sur ce qui est le plus neuf, le plus surprenant, le plus drôle. On ne va pas pour autant rejeter des projets avec de meilleurs potentiels commerciaux parce que si à un moment donné on ne vend pas les livres ça ne va pas durer bien longtemps cette sombre histoire de maison d’édition. Attention, à notre humble échelle, commerciaux veut dire soit que l’album à un potentiel parce qu’il creuse un domaine nouveau ou un domaine qui n’avais jamais été exploré ainsi, comme le Petit Manuel antiraciste ou Baby Bleu (sur la dépression post-partum), soit que l’auteur a une communauté sur internet (comme En fait c’était le Jardinier) ou qu’on a lu ses bêtises Insta et qu’on a adoré (Rien à Feutre).
Comment se passe le travail sur un titre, quel est le rôle de l’éditeur·rice au moment où illustrateur·rice et scénariste commencent à travailler ?
Chez nous les choses ne vont pas forcément se passer dans un ordre classique. Une grande partie de ce qu’on reçoit est déjà fini ou bien entamé et beaucoup de nos auteurs le sont à part entière, on a au final peu de couples dessinateur/scénaristes. Personnellement, je suis loin d’être le meilleur éditeur de lapin (c’est ma faute aussi à recruter des gens passionnants dont c’est le métier) gérer la boite + faire de l’édito propre, ça finit par devenir compliqué. Je garde néanmoins trois à quatre projets par an, ça j’arrive à peu près à gérer.
Ce qu’une éditrice comme Coralie Sanchez ou Alice Chareyron va faire, c’est établir des rendez-vous réguliers avec ses auteurices et faire le point avec eux sur l’avancée du projet, aider quand c’est difficile, critiquer lorsque c’est nécessaire. On ne va jamais censurer un livre ou une page, attention, la possibilité de s’exprimer librement est dans notre ADN, on va par contre pointer ce qui n’est pas clair, ce qui ne fonctionne pas, ce qui est moins drôle ou un peu trop facile. Les auteurices ont souvent peur de comment ça va se passer, on va me censurer, me critiquer… non, on accompagne et notre seul but est de faire le meilleur livre possible et qu'il corresponde au rêve de l'auteurice.
On va être plus pénibles sur les couvertures, parce que comme je le dis souvent en tant que couverture-nazi en chef, « La couverture c’est le bonimenteur bruyant et voyant qui va vendre la délicate et subtile œuvre de l’esprit qu’est votre création. Alors elle obéit à des règles à part. » Pour qu’un livre existe en libraire, la couverture doit accrocher l’œil, être immédiatement compréhensible et porter fort le propos du livre.
Vous faites appel aux pré ventes et souscriptions, comment se passe le choix de ce modèle de financement ?
Au-delà de ces deux choix, on cherche constamment l’idée ou le plus qui va nous permettre de vendre plus de livres, d’attirer le chaland et de compléter notre présence en librairie. Notre modèle a évolué de multiple fois, au début tout était envoyé par le site qui avait un excellent référencement, on est arrivé à une époque à 8000 visiteurs par jour sur lapin.org et près de 50 000 pages vues, et puis et puis… on s’est laissé embarquer par les réseaux sociaux et quand on a fait attends mais what… tout notre trafic était parti sur Facebook et Twitter. Alors on a bifurqué en y renforçant notre présence, j’ai fait ça d’abord à la main (bon, c’était pas top) et puis on a recruté Sandrine Deloffre qui a créé notre ligne graphique et harmonisé le foutoir existant pour une présence plus lisible et cohérente sur les réseaux. De nos jours c’est Amélie Piazza notre responsable communication qui gère tout ça avec un accent fort sur le community management, aidé par la talentueuse Juliette Hof qui fait les visuels. Les réseaux montrent ce qu’on fait, décryptent l’édition et notre modèle de maison d’édition (avec plus ou moins de bonheur). Les réseaux font la pub de nos événements (de nombreuses dédicaces et rencontres) parlent de nos livres disponibles en libraire et rabattent aussi vers notre librairie en ligne.
La souscription, c’est dans l’idée de toucher plus de monde et de faire des cadeaux plus personnalisés. On a fait un truc exclusif que je ne peux révéler pour la première souscription, on trouvera autre chose pour la seconde vague. A une époque, on vendait des « CD Lapin » avec toute la BD lapin dedans, des making off idiots, des powerpoint spéciaux, aaaah, sweet memories... on a fait un CD de musique avec Paka (déposé à la SACEM et tout) et même un DVD du making off de Grim, puis des badges, des torchons sérigraphiés localement, des paillassons et zut, je suis reparti sur les goodies au lieu de répondre à la question… Les préventes, oui, on a toujours fait ça, c’est un plus pour ceux qui achètent directement au producteur, un plus que l’on répercute sur les auteurs puisque les livres vendus en directs rapportent 20 à 25 % de droits aux auteurices. On a créé un écosystème de gestion des commandes, Laura gère tout ça de manière personnalisée, y a des p’tits mots et tout. Vendant en ligne depuis le tout début, on est de mieux en mieux organisés pour ce faire, il faut une personne à temps plein pour tout gérer (envois, facturations, commandes directes des libraires). Le matin on fait tous les commandes ensemble, comme ça ça va plus vite.
Parfois y a un plus avec les préventes, souvent c’est juste le livre en avance. Des fois ça cartonne, des fois pas, c’est beaucoup lié à la communauté des auteurs, mais bizarrement pas que, certains avec des communautés de folie font des flops en prévente (bon, je vais pas les citer, hein), d’autres cartonnent en librairie mais pas sur notre boutique, ou bien l’inverse, rares sont les licornes qui séduisent internautes et libraires (emoji-licorne)
Quels sont les titres que vous préférez chez vous ?
Ce que vous me demandez est impossible, donc pas de problème. J’en ai déjà conseillé subtilement une bonne brouette dans le reste de l’interview, certains plusieurs fois, c’est pas pour rien. Mais ajoutons quelques bijoux qui pourraient passer inaperçus.
Romantically Apocalyptic de Vitaly Alexius, c’est l’adaptation de livre étranger dont je suis le plus fier. C’est un chef d’œuvre de folie furieuse visuelle et de drôlerie. Dans le même genre, on a apporté un soin très particulier au magnifique Perry bible Fellowship grâce au travail d’adaptation de Emilie Séto.
Grabuge, d’Elosterv, c’est la quintessence de ce que j’aime, c’est du trash-mignon, un propos horrible délivré avec le sourire (un peu comme les Cartes de Désaveux de Sandrine Deloffre).
Grim à la montagne, de Grim et Paka (désormais en superbe intégrale avec coffret) c’est geek, c’est délirant et y a des cageots de poulpes.
Papa Sirène et Karaté Gérald, un chef d’œuvre de Geoffroy Monde, absurde, beau, fou, magique, désormais en édition cartonnée :)
La trilogie Jésus Sixte de Trab’, Fabz et Boutanox, un brûlot hilarant qui se moque trrrrrès légèrement de la religion et plus particulièrement de l’église, une somme d’humour trash très très sale.
Atsemtex, politique, engagé et saignant comme tout, j’ai été joie quand j’ai su que l’auteur voulait qu’on le publie, mais on n’a pas eu de chance, il est sorti pendant le Covid et n’a pas eu la diffusion qu’il méritait amplement.
(Je suis désolé pour tous les fabuleux auteurices que je n’ai pas cités, je précise c’est les gens de bookalicious qui m’ont obligé.)
(NDLR : c'est vrai)
Qu’est-ce qui vous plait le plus dans ce métier ?
Hahahahahahahahahahaha, hahahahhahaha, hahahahahaHAHAHAhaha, hakof kof kof kof haha kof ha hahahaaaaaaarggglll…………. :)