Excellence, cheval, Italie, les trois mots-clé de ce roman ado où règne une ambiance poisseuse, alourdie par les non-dits et l’abus.
Si vous pensiez tout savoir du célèbre Vlad Dracula, c’est que vous n’avez pas encore ouvert ce roman hybride, où vampires, communisme et capitalisme voisinent avec quiproquos et humour. Avec un style vif et piquant, l’écrivaine Dana Grigorcea livre une lecture personnelle du mythe du vampire, où les cryptes gothiques deviennent des allégories politiques, et où les vampires ne sont pas forcément ceux que l’ont croit et redoute. Intelligent, subtil et fin, ce roman inclassable invite à découvrir les nuances de l’histoire roumaine sous un angle satirique qui n’épargne personne. Rencontre avec une autrice européenne.
Comment la thématique de ce roman, profondément politique, s’est-elle imposée à vous ?
C’était lors d’une tournée de promotion de mon précédent livre aux États-Unis. J’avais une rencontre dans une ancienne et charmante librairie à Seattle, où se retrouvaient autrefois les types qui ont ensuite fondé Amazon. Ils avaient posé plusieurs questions au libraire qui les a encouragés à poursuivre leur rêve. Par la suite, Amazon a presque mené l’ancienne librairie à la faillite... J’ai alors promis au libraire que j’écrirais quelque chose sur ces vampires – ces vampires modernes que nous laissons entrer chez nous sans le savoir. Et à partir de là, l’idée a bien sûr pris de l’ampleur, car le monde est rempli de vampires sans pitié et aussi de personnes qui ont cette volonté presque morbide, et surtout naïve, de s’adonner aux vampires.
Vous mêlez les styles et les univers, les ambiances, comment avez-vous construit ce roman, à la fois gothique, mais aussi politique, drôle, intimiste ?
Eh bien, comme je viens de Roumanie, j’ai en quelque sorte grandi avec Dracula. Comme les Suisses avec Guillaume Tell et les Français avec Astérix et Obélix. Je me devais donc d’écrire l’ultime roman de Dracula. J’ai laissé Dracula là où tout le monde croit qu’il se trouve, en « trans silva », derrière la forêt sombre, et j’ai parlé de la Roumanie avec de la couleur locale et de l’histoire pour créer une atmosphère prenante. Peu à peu seulement, le lecteur se rend compte que Dracula n’est pas seulement dans cette drôle de Roumanie, mais que depuis longtemps déjà il est partout, parmi nous.
Vous réhabilitez la figure du prince Vlad, en lui donnant une tonalité peu connue, quelle est votre intention ? Ce que vous décrivez de lui est-il appuyé sur des faits historiques ?
Tout ce que j’écris sur Vlad l’Empaleur, le prince roumain du Moyen-Âge qui a inspiré Bram Stoker pour son Dracula, sont des faits historiques. Malgré son caractère implacable, il est encore aujourd’hui vénéré comme un véritable héros en Roumanie. Comme le dit le philosophe franco-roumain Emil Cioran, il a été le seul à se battre efficacement contre la corruption dans le pays : il a marqué l’histoire de la Roumanie, l’a ponctuée, l’a empalée avec toute sa détermination. C’est ce que j’ai voulu décrire : je voulais aller jusqu’au fond de ce charisme, de l’effet puissant que produisent ces hommes de plus en plus nombreux et vraiment sanguinaires qui arrivent dans nos sociétés civilisées actuelles. Je me pose aussi la question ce qui pourrait bien nous sauver de toute cette obscurité : peut-être l’art ?
Que vous inspire le mythe du vampire ? Est-il encore très présent dans la culture roumaine, ou la pop culture l’a-t-elle un peu dénaturé ?
Dans la culture roumaine, le vampire est souvent montré comme un éveilleur sexuel. Lorsqu’une jeune femme ressent des changements dans son corps, qu’elle est agitée et qu’elle éprouve des désirs indéfinis, les chansons disent qu’une telle créature vient la voir la nuit pour sucer son sang. Le sinistre Dracula sorti de sa tombe, au visage hideux, est en vérité une importation des pays slaves et anglo-saxons, mais il s’intègre parfaitement dans le paysage roumain rempli de vieux mausolées. En outre, il s’inscrit dans la nostalgie qu’éprouvent les gens pour les anciens héros, et notamment pour Vlad l’Empaleur.
Vous êtes traduite dans plusieurs langues, en parlez plusieurs, vous avez étudié les littératures de plusieurs pays européens, quel regard posez-vous sur la traduction, sur le rapport au langage ?
Ma langue maternelle est le roumain, mais j’écris en allemand. Je trouve ma poétique entre les langues, je cherche ce qui peut être dit dans un certain rythme adapté à l’histoire. Je construis mes livres comme des symphonies, les images naissent avec la mélodie de la langue. C’est pour ça que je suis très stricte avec les traductions, terriblement pointilleuse. Je travaille en étroite collaboration avec mes traductrices (toutes des femmes, à l’exception du traducteur grec). Et je dois dire que la traduction française d’Élisabeth Landes est magnifique, dans un français si sensuel et élégant qu’aucun détail atmosphérique n’est perdu. Je m’incline devant un tel art de la traduction !
Quels sont vos inspirations, d’une manière générale ? Comment travaillez-vous vos sujets, vos angles ?
Ce roman de vampires s’est imposé à moi. Partout où je regardais, je ne voyais que des vampires et ceux qui étaient sur le point de devenir des vampires, de perdre leur reflet, la capacité de réfléchir sur eux-mêmes. J’ai lu beaucoup de livres sur Vlad l’Empaleur, mais il suffit de suivre l’actualité du jour. Les histoires se répètent, ce que nous appelons la civilisation, la loi, les règles du vivre-ensemble, le respect pour l’autre mais aussi pour la beauté et pour l’art ne sont parfois qu’une mince couche cachant la violence et la misère de notre monde. Tandis que j’écrivais, je m’intéressais aussi à ce sentiment de nostalgie dans toute sa sensualité. Cette nostalgie d’un monde meilleur, d’un autrefois qui paraît plus glorieux ou simplement plus doux. Que puis-je montrer et raconter pour que le lecteur puisse sentir ce désir grandir en lui ? Et, malgré toute la charge dramatique, est-il aussi permis de rire ? Je réponds que oui, absolument !