[INTERVIEW] Aurélien Fouillet : "Les jeux sont des fabriques de mondes"

Le jeu est-il un autre ? Que dit le jeu, de société ou vidéo, de notre rapport au monde, à nous-même, aux autres ? En quoi le jeu est-il proche de la littérature ? Pistes de réponses avec le sociologue (entre autres) Aurélien Fouillet.

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[INTERVIEW] Aurélien Fouillet : "Les jeux sont des fabriques de mondes"

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26/6/2024
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Le jeu est-il un autre ? Que dit le jeu, de société ou vidéo, de notre rapport au monde, à nous-même, aux autres ? Quelles sont les raisons qui poussent les humains à se rassembler autour d’un imaginaire commun, à raconter des histoires, et les vivre, pendant plusieurs heures ? Quels sont les chemins que le jeu et la littérature empruntent conjointement ? Aurélien Fouillet, philosophe, sociologue, enseignant et chercheur indépendant, s’est penché sur ces questions dans un passionnant et foisonnant essai intitulé « Playtime ». Plongée dans le jeu et ses répercussions sociales et littéraires.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au jeu, d’une part, et aux mondes imaginaires, d’autre part ?

C’est une question qui est assez personnelle. Presque biographique en y pensant avec du recul. L’histoire « officielle », est celle d’un étudiant qui découvre l’œuvre de Nietzsche pendant l’enseignement de David Lapoujade à Paris 1 et qui se prend de passion pour la philosophie. Ne parlant pas allemand, je décide de faire ma maîtrise de philosophie morale sur Jean-Marie Guyau, un philosophe français méconnu auteur de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, qui aurait inspiré Nietzsche pour sa Généalogie de la morale. Guyau développe un équivalent du devoir qui serait l’Amour du risque. De fil en aiguille, cela m’amène ensuite à faire mon DEA sur une éthique du risque. J’y croise Georges Bataille, Debord, et c’est ainsi que le jeu s’infiltre dans mes thématiques de recherche. Dans mon DEA j’arrive à la formulation d’une éthique du risque à partir du jeu. C’est là que je m’aperçois que nos sociétés se racontent par le travail et se vivent en grande partie dans le jeu. Un paradoxe apparent qui m’amènera à faire mon doctorat sur les pratiques ludiques contemporaines.

Les mondes imaginaires, apparaissent, quant à eux, avec la rencontre de l’œuvre d’un élève de Gaston Bachelard, Gilbert Durand et de son livre Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Cela se croise évidemment avec la démarche généalogique de Nietzsche.

Mais il y a aussi une raison plus personnelle. Depuis que je suis enfant, les mondes imaginaires et ce que l’on appelle la réalité ne sont pas pour moi des entités totalement distinctes. Ma mère était diabétique insulino-dépendante et j’ai souvent été confronté à ses hypoglycémies. Au cours de ces crises elle pouvait délirer, ne plus tenir de propos cohérent, devenir une enfant, confondre ses hallucinations et la réalité. Et je crois que cela à développer chez moi une manière particulière d’aborder les mondes qui nous entourent et la relation que nous entretenons avec eux. Pour le dire autrement, au travers des états modifiés de conscience de ma mère, je crois avoir fait l’expérience que nos perceptions du monde sont comme des cas particuliers d’un rapport hallucinatoire et ludique que l’humain entretien avec les choses. Je me souviens d’une anecdote où elle me faisait visiter un jardin de Nice en me racontant que le Dieu Pan y avait ses quartiers. J’ai passé toute la visite à le chercher dans les buissons et les recoins du parc. Ma mère me racontait que j’avais rencontré Pan ce jour-là. Le choix de mon prénom, lui aussi, est un marqueur de la présence des mondes imaginaires dans mon éducation. Inspiré du roman Aurélien d’Aragon, il témoigne du rapport quasi surréaliste que ma mère m’a transmis vis-à-vis du monde. Donc, mon rapport aux mondes imaginaires et aux jeux, qui en sont peut-être la manifestation la plus commune, est une combinaison de rencontres théoriques et d’anecdotes personnelles.

Quels sont les liens que vous voyez entre le jeu et la littérature, deux espaces de narration par excellence ?

Les jeux sont des fabriques de mondes. C’est-à-dire des espaces par lesquels nous nous racontons des histoires qui rendent cohérentes nos expériences du monde. Wittgenstein et sa théorie des jeux de langage est pour moi très éclairante sur la manière dont le jeu fait monde par la définition d’un langage et d’une grammaire. De plus, dans le jeu, il y a la possibilité d’expérimenter des choses, des comportements, des valeurs et des points de vue. L’immersion est une chose essentielle au succès d’un jeu. Je crois que c’est aussi le grand pouvoir de la littérature que celui de nous immerger dans un monde. A la fois celui de l’auteur, bien sûr. Mais aussi celui dans lequel nous nous approprions le récit. Tout cela s’appuie sur un rapport profondément affectif aux choses. Si les monstres sous les lits des enfants n’existent pas de manière objective, le sentiment dont ils sont la manifestation est lui bien réel. Je crois que dans le jeu, comme dans la littérature, nous accédons à cette dimension affective du réel. C’est ce que l’on ressent, la manière dont on est affecté, immergé, qui donne consistance aux choses que l’on vit. Dans Playtime, je développe la notion d’enromancement, qui est un mot du Moyen-Âge que j’ai trouvé dans un livre de Michel Pastoureau. L’enromancement, c’est la manière que nous avons de vivre des choses au travers de l’histoire que nous en racontons. Emma Bovary et Spiderman, sont ainsi deux occurrences littéraires de ce mécanisme par lequel on vit la vie que l’on souhaite par l’histoire que l’on s’invente. Encore une fois, c’est pour moi la manifestation que notre rapport aux mondes est affectif et quasi hallucinatoire.

Que dit, pour vous, le rapport au jeu que notre société entretient, entre amour et critique ?

En effet, il y a une ambivalence de notre relation aux jeux. D’un côté c’est un outil puissant de manipulation marketing qui joue sur des dynamiques addictives et sur un côté « non-sérieux » des activités ludiques. Mais s’il y a une sorte de « game washing » dans nombres d’applications et de comportement, je pense que l’omniprésence du jeu dans nos sociétés nous dit autre chose aussi. Cette omniprésence est pour moi le symptôme d’un moment carnavalesque, c’est-à-dire d’un moment dans lequel nous testons et redéfinissons les cadres de nos relations aux êtres et aux choses, à la famille, au travail, au temps, etc. L’omniprésence du jeu, est le marqueur d’un moment où nous réinventons collectivement nos manières de vivre ensemble et de nous raconter collectivement. Evidemment qu’il ne s’agit pas de vivre dans un jeu, mais tous les jeux contemporains sont des occasions de tester et de dessiner de nouveaux récits.

Quels seraient les écueils, les limites de cet engouement, selon vous ? En termes de créativité, mais également de rapport à la société ?

L’écueil, que l’on pourrait identifier, mais qui n’est pas le seul fait des jeux, c’est la fragmentation de nos sociétés. Nous sommes dans une période quasi sécessioniste dans laquelle nous n’avons plus de modèle commun dominant. Peut-être n’est-ce d’ailleurs pas souhaitable et de la même manière qu’il a fallu accepter de ne plus être au centre de l’Univers avec le modèle héliocentrique, il nous faut maintenant accepter qu’il n’y a pas un récit unique capable de rendre compte des multiplicité du monde. Un monde dans lequel il y a plusieurs mondes, nous disent les zapatistes, les anthropologues, les nouveaux réalistes ou encore l’interprétation d’Everett de la mécanique quantique. Ce que je veux dire, c’est que l’écueil n’est pas tant celui de la fragmentation que notre incapacité à articuler les différents récits de mondes. Je crois que notre époque a plus besoin de complexification, d’enrichissement que de réduction à une explication unique des choses. Ce que nous apprennent la littérature, comme le jeu, c’est l’infini richesse des mondes. Ou, pour le dire autrement, il y a autant de mondes qu’il y a de récits. Ce sur quoi je travaille aujourd’hui c’est sur la possibilité d’articuler ces récits et sur la possibilité de fonder ontologiquement la multiplicité des mondes. Ce que j’ai appelé l’ontonautique, le voyage dans les formes de l’être, et dont les jeux et la littérature sont deux modalités extrêmement puissantes et riches. Le travail de Pierre Bayard, théoricien de la littérature, est pour moi exemplaire de cette démarche qui voit dans le récit la possibilité d’alternatives.

Quels sont vos jeux préférés ?

C’est une question difficile, c’est comme demander à quelqu’un quels livres il emmènerait sur une île déserte. Disons que les jeux qui m’ont le plus marqué ces dernières années sont, Zelda Breath of the wild, en ce qu’il ouvre un paradigme de flânerie dans le jeu vidéo, Le bâton de la vérité, dans lequel on se trouve projeté dans un épisode de Southpark, Shredder Revenge qui m’a replongé dans mon enfance teintée de Tortues Ninja.


Mais je pourrais y ajouter la logique modale de Saul Kripke, même si tout le monde ne la considère pas comme un jeu, ou encore les œuvres de Michael Moorcock et d’Alan Moore, dont le Jerusalem est, pour moi, la plus grande œuvre littéraire du XXIe siècle.

Plus étonnant peut-être, je suis très friand du Château des licornes auquel je joue avec ma fille de cinq ans et qui est un jeu coopératif dans lequel il faut entasser des licornes sans qu’elles s’effondrent. J’ai aussi beaucoup joué au Yam en prenant l’apéro ou à FIFA et Formula One lorsque j’écrivais ma thèse. Je rêvais même de mes réglages de boite de vitesse… J’ai passé aussi de très bonnes soirées grâce à Nintendo et sa série de Mario Party qui décline une sorte de jeu de l’oie psychédélique, ou en jouant à Mario Kart. Sans oublier Wii sport et en particulier le Golf où mes amis me surnommaient Harry Putter.

Playtime. Aurélien Fouillet. Editions Les Pérégrines.

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