Parfois, une interview se transforme. Comme une vague, elle prend une forme inattendue et se déroule dans toute sa subtilité. Parti d’un livre, « Teahupo’o le souffle de la vague », roman noir qui a pour personnage principal la vague la plus dangereuse du monde, l'échange est devenu plongée dans un univers.
Qu’est-ce qu’une agence d’artistes ? Spécifiquement dans le domaine littéraire ? Plus encore spécifiquement dans le domaine de la poésie contemporaine ? Quelles sont ses missions, ses fonctions, ce quelle facilite pour les poètes et poétesses, mais également pour les autres professsionnel·le·s avec qui elle est en contact ? Pour répondre à ces questions, et bien d’autres, plongeons dans les coulisses de l’Agence Book, portée par Alexandre Bord, qui organise (entre autres) "Créatine", festival de poésie le 24 novembre à Ground Control en partenariat avec le librairie Charybde (Paris).
Comment est née l’Agence Book, à partir de quels constats ?
Depuis la création de « L’Iconopop », la collection que j’ai dirigée avec Cécile Coulon, j’ai eu à cœur de défendre les projets scéniques de nos poètes et poétesses. La poésie est un genre littéraire qui parfois fait peur, mais dès qu’on l’entend lue, dès qu’il y a un moment de partage scénique, beaucoup de barrières tombent. Les poètes et poétesses d’aujourd’hui (en tout cas, la plupart), travaillent leur voix, leur mise en scène, se font parfois accompagner en musique, en vidéo, en danse, …
En revanche, ce n’est pas spécifiquement le rôle d’une maison d’édition d’accompagner la diffusion de ces « spectacles ». L’éditeur s’occupe de concevoir le livre, la relation libraire d’organiser les rencontres en librairies, ainsi qu’en médiathèques et festivals, mais cela demande beaucoup de temps, et souvent c’est sur un temps court : celui de la promotion du livre. Soit environ six mois après sa parution.
L’Agence BOOK est née de ces constats :
- Les poètes et poétesses, ainsi que leurs maisons d’édition, n’ont pas forcément le temps, l’envie, de diffuser leurs formes scéniques.
- Il peut y avoir une lourdeur administrative dans le booking (devis, feuilles de route, contrats, rémunérations…) qui est chronophage pour les poètes et poétesses, leurs maisons d’éditions, les lieux qui les invitent.
- La forme scénique dérivée d’un livre peut tourner pendant plusieurs années après publication – ce qui se passe dans le théâtre et la musique par exemple – alors il faut miser sur le temps long, et ne pas être contraint au calendrier éditorial.
Quelles sont ses missions ? Comment vous répartissez-vous les tâches avec votre associé ?
Les deux principales missions de BOOK sont la diffusion (faire connaître les formes scéniques de nos artistes) et le booking (trouver un lieu, une date, contractualiser, s’assurer des bonnes conditions d’accueil, de l’hébergement, du transport, etc…). Nous travaillons à faire sortir la poésie du champ strictement littéraire (les médiathèques, les festivals littéraires) pour la proposer dans des théâtres, des salles de concert, des centres d’art, des lieux hybrides. Je suis principalement en charge de la partie diffusion et booking, mon associé Arnaud Idelon s’occupe d’avantage de la communication, de la partie administrative et de la recherche de partenariats.
Comment se fait-il qu’une telle démarche n’ait pas existé avant dans le milieu littéraire ?
Il y a eu des démarches assez proches (l’association 45 tour, Petit Bolide), mais pas spécifiquement dédiées à la scène poétique, et avec moins de moyens à disposition.
La professionnalisation des formes scéniques prend du temps, demande des moyens, et on sent que ça commence à se développer. Il y a des lieux de résidence dédiés à cela, les festivals sont de plus en plus demandeurs pour proposer autre chose que des tables rondes, conférences, ou simples séances de dédicaces. Néanmoins, les budgets restent serrés et ce n’est pas toujours évident pour les lieux de programmation d’appliquer le tarif lecture/performance du CNL, surtout que bien souvent la gratuité des prestations est de mise.
Nous pensons que les spectacles littéraires et poétiques sont une vraie valeur ajoutée pour la programmation des lieux, et qu’en rendant ces événements attractifs, le public serait prêt à payer une place pour y assister. Surtout dans les zones où il y a peu de propositions culturelles à l’année. Ainsi, en pensant l’économie de l’événementiel littéraire autrement, tout le monde pourrait s’y retrouver.
Les maisons d’édition pourraient aussi faire appel à des structures comme la nôtre sur certains projets à fort potentiel scénique. Cela assure à leurs livres une plus grande visibilité et durée de vie.
Pour le moment notre modèle économique est très fragile, nous ne sommes pas en mesure de rémunérer quelqu’un, et Arnaud et moi faisons cela sur notre temps libre. Les changements sont toujours longs à s’opérer, mais nous voyons bien que des lignes sont en train de bouger.
Quels sont les services que l’agence apporte, pour les personnes que vous représentez, et pour les événements ?
Pour les artistes que nous représentons, nous leur faisons gagner du temps sur toute la partie administrative qui est souvent rébarbative. Nous négocions leurs rémunérations à leur place, et nous sommes en mesure de refuser une proposition lorsqu’on estime qu’elle n’est pas suffisamment sérieuse, qualitative. Parfois c’est difficile pour les auteurs et autrices de refuser une invitation, même s’ils et elles sentent que le professionnalisme ne sera pas au rendez-vous. Nous nous occupons de leurs rémunérations, ce qui leur évite de relancer les structures lorsqu’il y a des retards de paiements, nous le faisons également à leur place. Nous communiquons aussi sur leurs formes scéniques qui représentent un travail en soi, différent du livre.
Pour les structures de programmation, nous leur garantissons un « catalogue » de prestations qualitatif, nous leur faisons des propositions adaptées à leur public et aux valeurs qu’ils souhaitent défendre. Comme pour les agents littéraires, l’intérêt d’avoir une structure intermédiaire est de pouvoir se concentrer uniquement sur l’artistique avec les auteurs et autrices et de traiter avec l’agence les questions financières et administratives.
Comment « castez » vous vos noms, repérez-vous les talents ?
Nous avons démarré l’agence avec vingt-quatre artistes (dont deux duos) dont nous connaissons et apprécions le travail sur scène. Ils et elles bossent dur pour que leurs prestations soient très qualitatives. Ce ne sont pas des « lectures du dimanche », mais vraiment un pan à part de leur création. Bien sûr, nous sommes également sensibles à leurs textes. Arnaud et moi fréquentons beaucoup les scènes littéraires, c’est ainsi que nous avons « casté » nos artistes. Nous n’aurions pas pu prendre sous notre aile des personnes que nous n’avions jamais vues sur scène.
La poésie connaît un fort engouement depuis plusieurs années, elle s’est « dépoussiérée ». Comment expliquez-vous cette direction ?
Il y a eu plusieurs facteurs, les écritures ont changé avec notamment un retour assumé à une sorte de lyrisme, un rajeunissement du lectorat, des auteurs et autrices, éditeurs et éditrices, libraires… Les moyens de diffusion ont évolué aussi (réseaux sociaux, vidéo, audio…).
Je pense aussi – je trouverai sûrement des personnes qui n’approuvent pas – que la forme romanesque ronronne un peu, et qu’on trouve beaucoup plus de surprises formelles, de liberté, d’audace, dans la poésie contemporaine que dans le roman. Je reste un grand lecteurs de romans et je ne mets pas toute la production dans le même panier, mais je m’enthousiasme beaucoup plus souvent pour des écritures poétiques que pour des écritures romanesques. Enfin, cela a été très documenté, les temps d’attention et les pratiques de lecture évoluent : la forme brève de la poésie semble plus adaptée à un lectorat qui hybride ses pratiques culturelles. Je vois aussi à l’œuvre un retour de la nouvelle, pour les mêmes raisons.