Parfois, une interview se transforme. Comme une vague, elle prend une forme inattendue et se déroule dans toute sa subtilité. Parti d’un livre, « Teahupo’o le souffle de la vague », roman noir qui a pour personnage principal la vague la plus dangereuse du monde, l'échange est devenu plongée dans un univers.
S’adresser au futur adulte chez l’enfant, ou à l’enfant intérieur des adultes, c’est l’un des objectifs de cette maison d’édition indépendante située à Bruxelles depuis sa création en 2011. La ligne éditoriale, profondément ancrée dans la poésie, le mouvement, l’inspiration, s’articule autour de la rencontre, entre les univers, les styles, les graphismes. Albums, romans graphiques, romans, hors format… le catalogue est à l’image d’Odile Flament, la fondatrice de la maison : libre et inspiré.
Je suis éditrice parce que... je suis suffisamment toc toc toc pour m’écrier fièrement CotCotCooooot !!
Comment êtes-vous devenue éditrice ?
En 2011, je venais de terminer un master en gestion d’entreprise (MBA) à la Vlerick School de Leuven, ce qui m'a permis de séjourner en Chine pendant un moment. Les pieds « de retour sur terre » belge, j’ai créé les éditions CotCotCot. Rétrospectivement, j’étais naïve, mais passionnée et déterminée. Un cocktail (d)étonnant.
Quelles sont les particularités de votre maison, ce qui la distingue des autres maisons jeunesse ?
Nous nous adressons aussi bien au futur adulte chez l’enfant, qu’à l’enfant intérieur de l’adulte.
Au risque d’énoncer des banalités : la justesse dans le propos et le style, le rapport texte-images dans toutes ses composantes fondent les projets. Nous aimons les éclats de poésie, l’accident, l’ellipse, les palimpsestes… Nous n’allons pas rechercher le beau, mais le juste, la sincérité, la poésie « des joies et des douleurs humaines » comme des choses les plus insignifiantes, « de la musique avant toute chose ! » [note : les deux dernières citations sont empruntées à Emile Verhaeren et Paul Verlaine.]
Le poétique est probablement la ligne directrice majeure de notre catalogue au travers notamment des collections Les Carnets, mêlant recherches graphiques et poésie, ou Matières vivantes, où prennent racine de petites écopoésies. Françoise Lison-Leroy y joue le rôle d’éclaireuse avec Tous mes cailloux (ill. Raphaël Decoster) et De la terre dans mes poches (ill. Matild Gros).
Depuis peu, nous développons une collection de romans graphiques qui abordent la désobéissance civile (Tant qu’on l’aura sous les pieds de Chloé Pince), l’éthique scientifique et les filles de sciences (Henrietta Lacks de Martina Aranda et Clémentine b.) ou l’enforestement des villes (Mori de Marie Colot et Noémie Marsily). Ce sont des docu-fictions longues et exigeantes à éditer, mais tellement passionnantes et vitales.
Le catalogue est également traversé par un souffle venant d’Asie avec plusieurs livres autour du Japon (Des haïkus plein les poches de Thierry Cazals et Julie Van Wezemael, Onigiri de Aya Yamamoto et Yoshiko Noda), quelques livres arrivant de Corée comme Un carré de Somin Ahn, Le crayon de Hye-Eun Kim et À l’eau ! De Heejin Park (trad. Charlotte Gryson) – et prochainement de Taïwan !
Enfin, nous publions régulièrement des premières œuvres et avons à cœur d’accompagner nos jeunes autrices. C'est le cas de Petits riens de Marion Pédebernade, qui a reçu une mention dans la catégorie Première Œuvre à la Foire du livre de Bologne cette année, ou de l'album Leçons de piano d’Evangéline Durand-Allizé, à paraître en septembre.
Pourquoi vous êtes-vous spécialisée dans l’édition jeunesse, qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans ce domaine ?
J’envisage la littérature jeunesse comme un outil d’émancipation. Elle laisse une grande place au rêve, à l’imagination – en faisant confiance aux lecteurices. Elle peut aussi donner des clefs de réflexion aux (futur·es) citoyen·nes, proposer un nouvel imaginaire et accompagner l’envie de s’engager. Chloë Bénéteau, dont l’ouverture de la librairie Paysages humains est prévue à Toulouse en octobre, a récemment évoqué ces livres qu’elle aime nommer « l’air de rien », ces livres qui racontent une histoire et qui, dans le même temps, abordent des thématiques plus complexes – l’air de rien. L'idée me plaît bien.
J’aime ce qui interroge la norme et les conventions comme Le sourire de Suzie d’Anne Crahay ou Ö de Guridi, bouscule les schémas de pensée tel L’art de ne pas lire d’Elisa Sartori, ou encore ce qui est politique, dans le sens noble du terme, comme tous les titres de notre collection de romans Combats : Mille arbres de Caroline Lamarche (ill. Aurélia Deschamps), Bulldozer d’Aliénor Debrocq, Chienne de guerre de Nathalie Skowronek (ill. Aurélie Wilmet)
Les petites histoires pour endormir les enfants, les séries interminables, les contes rabâchés, les recueils de poésie ronronnants ou les fables moralisatrices me font bâiller d’ennui profond.
J’aimerais également insister sur le fait que le marché de l’édition maintiendra un niveau de qualité suffisant en restant un marché de l’offre et non de la demande. L’écosystème est très fragile. Charge à nous, acteurices de la chaîne du livre et lecteurices, de le porter et de le protéger tant que faire se peut.
Comment se déroule la création d’un album, sont-ce les artistes qui vous sollicitent, ou bien vous qui leur passez commande, par exemple ?
Toutes les configurations sont possibles. Nous ne faisons pas de distinction entre les projets qui nous arrivent et les commandes : l’attention et le soin portés à chacun sont identiques. Je savais que j’allais collaborer avec Agnès Domergue et Valérie Linder à la lecture des toutes premières lignes d’Idylle.
Ce sont aussi des histoires de rencontre, des bribes de conversation, des aventures humaines qui se tissent lentement comme avec Lisette Lombé et le collectif 10eme ARTE pour À hauteur d’enfant. J’aime bien déposer des graines et les voir germer follement, en toute liberté comme sur le prochain carnet… En voyant les lithographies d’Éléonore Scardoni (série appelée Fragments d’écoute), j’ai plongé dans des paysages incroyables, qui m’ont fait penser à Verlaine et à Carl Norac. Plus tard, nous avons découvert qu’Éléonore et Carl avaient plusieurs intérêts en commun, parmi lesquels une passion pour le Grand Nord. Ce cheminement, ces accointances et relations quasi symbiotiques sont une énigme et un cadeau.
Quelles sont les démarches éditoriales qui vous inspirent ?
Je n’ai pas forcément de modèle en tête. L’édition, c’est avant tout une histoire d’artisanat et d’entrepreneuriat. Ce sont les personnes, l’énergie et la passion qu’elles mettent dans leur métier, qui m’inspirent. Je pense notamment à Alexandre Bord, ancien directeur de la collection Iconopop ou bien encore à Pierre de Muelenaere, éditeur et fondateur de ONLIT éditions. À Taïwan, j’ai été impressionnée par les choix parfois audacieux de Locus Publishing ainsi que par l’aventure éditoriale de Beilynn qui a créé la maison SiLoo. Et je suis de très près la création coréenne grâce notamment à notre traductrice, Charlotte Gryson.
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans ce métier ?
La diversité des idées, la richesse des images, le soin accordé au façonnage d’un livre me font vibrer avant toute chose. Je passe énormément de temps à penser au format, à choisir le papier le mieux adapté. Imaginer l’ouvrage final et arriver à un tout autre résultat ; prendre des risques, sans en prendre vraiment conscience ; plonger et oublier tout ce qu’il y a autour lorsque je travaille sur une maquette. Rencontrer des personnes qui pensent le monde différemment me fascine tout particulièrement. Et puis recevoir des mails improbables tels ceux d’Anne Crahay, qui m’annonçait la finalisation de la planche « pipi » pour l’album Mes p’tits doigts, me met en joie.