[INTERVIEW] Editions Metropolis

Maison d’édition suisse fondée par Michèle Stroun, Metropolis existe depuis 30 ans. Elle a édité le Goncourt 2021 de la nouvelle

[INTERVIEW] Editions Metropolis

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8/10/2021
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Maison d’édition suisse fondée par Michèle Stroun, Metropolis existe depuis 30 ans. 30 ans de publications, de littérature étrangère, de littérature française, d’histoire et d’essais, ou encore de textes féministes à la fois éclairées et accessibles. Reprises en 2019 par Marie Hasse, la maison édite Shmuel T. Meyer, lauréat 2021 du Goncourt de la nouvelle pour un magnifique coffret de trois recueils , « Et la guerre est finie ». Rencontre avec une éditrice hors des sentiers battus et animée par la volonté d’éditer une littérature « au-delà de l’épuisement des formes ». 

Comment les textes de Shmuel T. Meyer sont-ils arrivés dans votre maison d’édition ? 

Shmuel T. Meyer avait rencontré Michèle Stroun, pour la publication de son ode à Genève, Ah ! J’oubliais l’effarante beauté des lieux… Ils ont noué une vraie relation éditeur-auteur, mais je crois pouvoir dire qu’ils se sont aussi réellement rencontrés, comme cela arrive heureusement parfois dans ce métier, humainement, affectivement, essentiellement. Michèle est devenue, pour Shmuel, un soutien, un référent même à certains moments de son écriture. Quelques années après la parution de ce livre, au moment où Michèle décide de me transmettre sa maison d’édition, Shmuel lui envoie une série de nouvelles dont il ne sait que faire. Il doute. Il veut simplement son avis, un retour. Elle me transfère le tout, me disant combien elle tient à lui, mais me laissant totalement libre de ma réponse éventuelle, puisque ce n’est pas à moi qu’il s’adresse. Je tombe immédiatement amoureuse de son texte. Je lui écris, sollicite un rendez-vous, au moins par téléphone, par Skype. Je lui dis mon envie de travailler avec lui, pour lui. Entre lui et moi, c’est une autre rencontre. Un désir commun de cette œuvre, cette autre, à venir, dont il m’explique la genèse, le projet, la forme atypique qu’elle a prise, sur cinq ans de travail, trois recueils de front, à la fois parallèles et qu’il n’imagine pas l’un sans les deux autres.

Pourquoi avoir choisi de publier ses nouvelles ? 

Tout juste promue à la tête des Éditions Metropolis, je suis amenée à m’interroger sur la personne que j’ai envie de devenir en tant qu’éditrice. Affamée de littérature depuis toujours mais très peu familière de la production contemporaine, extrêmement sensible au catalogue de Michèle Stroun sans pour autant en saisir plus qu’intuitivement les enjeux, je commence donc un travail de discernement sur ce que j’aperçois, de mon humble point de vue, des combats à mener dans l’ici et maintenant de la littérature. Mon enfance a été bercée de romans, mon adolescence griffée de transgressions, de surréalisme, d’oulipo, de nouveau roman. Ma propre perception naît dans un contexte critique, au jugement duquel tout aurait déjà été dit, toutes les formes utilisées sont devenues surfaites, dépassées, périssables, donc jetables. Je subis sans doute le contemporain et me dis que le roman est le genre peut-être le plus inaccessible parce que le plus épuisé. Le plus complexe aussi, à construire, en un temps où la construction n’est plus la clef de voûte parce que la voûte n’est plus une clef. Et je pense à la nouvelle. Comme échappatoire, peut-être, comme alternative du moins, la possibilité, à défaut d’un monde, d’un aperçu, d’un jeu à part, sans considération d’intrigue, de construction, d’enjeu, comme possibilité formelle d’une fiction qui ne s’épuise pas de n’être que fictionnelle. Un cheval à enfourcher pour explorer d’autres voies.

L’ouvrage de Shmuel T. Meyer m’offrait, dans cette perspective, une irruption inespérée. Sa trilogie, ces trois recueils qui en sont aussi un seul, ce ne sont pas seulement des nouvelles sélectionnées parmi d’autres et que l’on propose ensemble parce qu’elles forment un tout plus ou moins cohérent, d’univers, de thème, d’ambiance ou de style. Il y a là un véritable travail de composition d’une œuvre, qui a pour caractéristique propre et constitutive d’être prismatique, fragmentaire, non pas au sens d’inachevé, mais au sens, si l’on veut, d’un certain pointillisme, aussi bien cartographique que sensoriel. À la fois dans l’univers qui se dessine au fil des nouvelles que sous l’angle même des cheminements des personnages qui les peuplent, les visitent parfois fugacement ou certains que l’on suit plus durablement, et qu’on retrouve à différents moments de leur vie, éventuellement à rebours de leur chronologie, voire en amont de leur propre génération. Autant dire sans grande phrase que cet agencement d’une œuvre non pas en un mais trois recueils de nouvelles amène à repenser la nature même de la nouvelle non pas comme un genre descendant du roman, mais bien dans ce cas précis, à l’inverse, comme remontant à la source de sa possibilité, et comme d’une seulement parmi d’autres. 

Comment qualifieriez-vous son écriture ? 

Étonnamment classique, mais d’un classicisme comme distancié, pleinement conscient et assumé, c’est-à-dire assumant aussi ce qu’il peut y avoir de plus anti-classique dans la modernité de ce monde, ses excès, ses déséquilibres, sa folie. Avec une richesse lexicale, au scalpel, et une rigueur syntaxique d’autant plus surprenantes que toujours dénuées d’aucune affectation. Juste la justesse. Le grand naturel, conquis, du classique.

Et il y a par conséquent aussi quelque chose qui en découle et qui lui appartient en propre, dans son registre stylistique : c’est que d’une certaine manière, la frontière est levée entre le descriptif et le narratif. Toute la dramaturgie de ses intrigues n’est pas tant narrée que strictement décrite. Et cela, c’est pour moi une prouesse littéraire et quelque chose d’absolument nouveau.

Il y a là un être qui perçoit. Sans complaisance, ni plainte, ni pitié. Son écriture n’a pas peur de la poésie. Elle n’a pas peur du laconique. Elle accroche le monde. Jusque dans son épuisement, dans sa désillusion. Et de manière qu’il faut peut-être dire avant tout charnelle, sensorielle. D’odorat. De perception. Et qui ainsi, sans besoin d’aucun artifice pour se dire, rouvre un dépaysement jusque dans le marasme le plus universellement piétiné du désabusement.

Qu’est-ce que ça fait, d’être l’éditeur du Goncourt de la Nouvelle ? 

Le prix Goncourt nous est tombé dessus. Je n’y aurais jamais pensé, et de moi-même, je n’y aurais jamais postulé. C’est Rebecca Wengrow, la compagne de Shmuel T. Meyer - et qui m’a dispensé son aide sans compter, dans mes débuts d’éditrice, - qui y a cru, qui a voulu, en notre nom, concourir. À sa demande, j’ai écrit des lettres, chaque membre du jury a reçu son coffret. Encore une fois, je n’y croyais pas. Et tout à coup, Philippe Claudel m’appelle. Il a reçu le coffret. Avant de l’ouvrir, il tient à me féliciter pour le travail de l’édition. Il faut préciser ici, peut-être, que j’ai eu à me battre. Parce que « les nouvelles, ça ne se vend pas », et qu’un coffret, « c’est pour Noël ». Avec Shmuel, nous avons voulu défendre les trois tomes ensemble. Pas un, puis le deuxième et à voir pour le troisième. Les trois ensemble surtout, quand bien même séparément, à la demande, s’il le fallait. C’était presque un suicide éditorial, il faut bien comprendre. Et tout à coup cette récompense, la récompense de ce « coup ». Avant même de connaître le lauréat final. Comme si le seul vrai curseur, décidément, de tout choix, c’était bien, en dernière instance, l’intuition, l’idée, le défi à se lancer l’un à l’autre, d’auteur à éditeur, sans considération de strictement rien d’autre.

Qu’éditez-vous par ailleurs, quelle est votre ligne éditoriale ?

Je reprends un catalogue. Je cherche à le comprendre. À en intégrer l’intelligence propre. Ce n’est pas à proprement parler une ligne éditoriale, c’est une sensibilité, ce ne sont pas des critères. C’est une personne, c’est Michèle Stroun. Une personne dont j’admire infiniment le parcours et les choix. Je ne serai pas elle. Mais je veux m’en inspirer. Je veux croire, comme elle, que je peux être quelqu’un qui compte, quelqu’un qui résiste, quelqu’un qui donne voix et qui, d’une manière ou d’une autre, défend un monde, lui donne la possibilité d’exister. Ce que je veux ? De la littérature au-delà de l’épuisement des formes et qui ne croit pas que la transgression soit le secret de l’avenir. De la recherche, des essais, des éclairages nouveaux, parce que jamais nous n’aurons fait le tour de rien. De l’invention dans le présent. Sans science-fiction, sans anticipation. De la matière de ce que nous sommes, rien d’autre.

-> À lire pour prolonger l'interview :  la chronique de "Et la guerre est finie" de Shmuel T. Meyer

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