[INTERVIEW] Ingrid Astier : "Ma cible n'est pas le réalisme. Mais l'imaginaire"

Parfois, une interview se transforme. Comme une vague, elle prend une forme inattendue et se déroule dans toute sa subtilité. Parti d’un livre, « Teahupo’o le souffle de la vague », roman noir qui a pour personnage principal la vague la plus dangereuse du monde, l'échange est devenu plongée dans un univers.

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[INTERVIEW] Ingrid Astier : "Ma cible n'est pas le réalisme. Mais l'imaginaire"

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7/11/2024
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Parfois, une interview se transforme. Comme une vague, elle prend une forme inattendue et se déroule dans toute sa subtilité. Parti d’un livre, « Teahupo’o le souffle de la vague », roman noir qui a pour personnage principal la vague la plus dangereuse du monde, l'échange est devenu plongée dans un univers, dans les coulisses de la création d'une écrivaine inspirée, dans le rapport aux éléments et, en sous-texte, à la colonisation et la domination humaine. Ici, à Tahiti, la carte postale est bien loin. Avec une écriture puissante, poétique et organique, Ingrid Astier plonge dans les eaux troubles où la nature occupe une place centrale, où l’avidité menace les vies bien plus que cette vague dont le nom signifie « montagne de crânes » en tahitien. Rencontre avec une écrivaine adepte des sports extrêmes et du dessin onirique. 

Vous êtes qualifiée « d’écrivaine insulaire », d’où vous vient cet intérêt pour les îles, notamment d’un point de vue littéraire ?

J’ai grandi en Bourgogne, en pleine campagne. Mon premier rapport à la nature fut cet océan de verdure. La mer était donc loin. Elle fut d’abord un rêve d’enfant : celui de rejoindre le bord de mer. Pour la terrienne que j’étais, cette première rencontre, en Vendée, fut un éblouissement. Tout était source d’émerveillement. Les grandes forêts de pins, qui jouaient avec le vent. Les effluves résineux, mêlés à la vigueur marine… Et le soleil, ce grand torréfacteur des odeurs… Ce fut encore la découverte d’un sol tendre, caressant. D’un sable qui s’enfonçait sous les pieds sans les souiller. Tout était sensualité et liberté. Je me souviens avoir tellement aimé la mer qu’en partant, je voulais emporter la plage et ramassais tous les coquillages. Au retour, coquilles et conques restaient des fragments de cet ailleurs. Ma mer de poche. Ce qui demeurait, l’océan retiré… Jusqu’à la Bourgogne où les odeurs de menthe aquatique remplaçaient celles de l’estran.

La Loire est un fleuve d’une étrange vigueur. Elle ne sait pas rester tranquille dans son lit. Je me souviens de son impétuosité, de routes détournées à cause de ses crues. Et des histoires de tourbillons, de suicides depuis les ponts… Dès l’origine, l’eau fut, pour moi, la croisée de la beauté et de la fatalité. Le lieu où surface et profondeur ne cessent de communiquer. J’ai découvert les îles depuis la Bourgogne, en rêvant de Tahiti et la Polynésie. Depuis l’enfance, ma mère me faisait écouter des chants traditionnels polynésiens. Elle me montrait les peintures de Gauguin et me baignait dans des marines. Grâce à elle, j’ai acquis «l’œil bleu ».

Puis, mon père m’a fait découvrir, avec mon frère, l’île de Jersey. Le ferry et Cherbourg qui, soudain, cède son ultime terre à la mer… Jersey qui, tel un mirage, surgit. Le port où les reflets offrent un monde inversé, les bateaux qui dodelinent sur l’eau… Le phare de Corbière qui s’accroche à la roche, le château de Mont Orgueil qui dresse son autorité de pierre… Et les fougères de Devil’s Hole qui dévalent les pentes jusqu’à la mer. Ce fut un coup de foudre pour l’insularité. Le rêve de vivre détachée. Toute île ressemble à une apparition. Bien plus tard, la Polynésie m’a marquée d’un bleu indélébile. Lire en Polynésie et l’Association des éditeurs de Tahiti et ses îles m’a invitée en 2010, pour Quai des enfers. Puis en 2015 et en 2019. Enfin en 2022. Toujours pour le Salon littéraire. Ma passion de la vanille m’a menée d’île en île. Celle de la nage aussi. Cet amour de la Polynésie rencontre celui de l’Irlande, où j’ai beaucoup écrit, et de l’île d’Yeu, où je vis — avec Paris. J’aime les gens de mer. Partir avec les pêcheurs, parler avec les plongeurs ou les scaphandriers, écouter les Anciens confier leurs techniques de pêche et leurs souvenirs, discuter avec les surfeurs… Dans Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo résume très bien l’esprit qui règne sur les îles : « Dans les îles comme Guernesey, la population est composée d’hommes qui ont passé leur vie à faire le tour de leur champ et d’hommes qui ont passé leur vie à faire le tour du monde. Ce sont les deux sortes de laboureurs, ceux-ci de la terre, ceux-là de la mer. » J’aime ces laboureurs.

Comment le cadre de Tahiti s’est-il imposé pour ce roman ?

Comme une évidence. En 2010, Christian Robert, l’éditeur d’Au Vent des Îles, m’a invitée au Salon du livre. En 2007, il avait édité un livre avec le grand photographe de surf, Tim McKenna, Teahupo’o, la vague mythique de Tahiti. À Papeete, durant le Salon, j’ai ouvert ce livre et ce fut comme libérer un sortilège. Je suis immédiatement tombée amoureuse de cette vague qui, à l’époque, n’était connue que des locaux et des grands surfeurs. Sa beauté m’a capturée. J’ai su qu’un jour je reviendrai uniquement pour elle, pour l’entourer de mes lignes, en lui dédiant un roman. L’écriture est ma façon de rendre à la beauté sa part sacrée. C’est une forme de temple païen. Une manière de révérer le monde, une dette de mémoire et de savoir.

En 2018, j’ai donc monté un voyage au bout du monde, sur cette presqu’île de Tahiti, par mes propres moyens, sans aucune aide littéraire, pour aller recueillir la parole des surfeurs et des pêcheurs, récolter des légendes au fond des vallées, goûter les fruits et repérer les oiseaux, m’imprégner des êtres et de leurs mentalités, jusqu’à faire corps avec la vague de Teahupo’o. La matière de Teahupo’o, Le Souffle de la vague.

© Carmel Gherbi

En 2024, Teahupo’o est devenue la vague des J.O. Tim McKenna a sorti un nouveau livre qui compile 30 ans d’archives photographiques, Teahupo’o, le miracle au bout de la route (Au Vent des îles). Il m’a demandé d’en écrire le premier chapitre, Par-delà la vague. La boucle est bouclée. Pour l’amour d’une vague.

Le surf est  un personnage à part dans votre roman, est-ce indissociable du mode de vie tahitien ? Pratiquez-vous le surf ?

La vague de Teahupo’o est le personnage principal du roman. Parce que c’est une héroïne à part entière. Une divinité qu’on ne peut approcher sans renouer avec la profondeur des rites et le sens du sacré. Comme l’écrit l’historien des religions Mircea Eliade, « les Eaux symbolisent la somme universelle des virtualités ; elles sont fons et origo, le réservoir de toutes les possibilités d’existence. » À Teahupo’o, cette puissance, on la ressent d’emblée. C’est vertigineux, abyssal. Une sidération et une aimantation.

Cette vague est, comme le dit le longboardeur Michaël Vautor, « un barillet ». La surfer, c’est s’en remettre au destin. Quand je lui ai demandé de quoi j’avais besoin pour aller nager avec lui à l’épaule de la vague, après un temps de silence, il a souri et dit : « De rien… d’une Bible ?! ». Teahupo’o est la vague du bout de la route. Le fameux point kilométrique 0 (P.K. 0). Sur la presqu’île de Tahiti, elle marque un seuil. Au-delà, s’ouvrent les portes du Fenua ‘Aihere (terre de brousse). Le Tahiti non ancestral mais authentique, comme aiment à le rappeler ses habitants. Cet esprit ne pouvait que marquer le roman.

© Ingrid Astier

Je n’ai pas surfé Teahupo’o. Mais avec le surfeur Michaël Vautor, nous sommes allés nager sur le spot. C’était le 11 juin 2018. Nous guettions depuis plusieurs jours la bonne fenêtre de tir. Qui n’arrivait pas… J’allais repartir. Le temps pressait. Je n’imaginais pas écrire sur la vague sans la connaître au plus près. Le bleu faisait mentir l’image mentale de Tahiti, l’onde était grise et nerveuse, contrariée par les vents. Il fallait laisser le bateau au large pour que la vague ne l’émiette pas sur le récif, là où le bleu est profond et noir, avec quarante mètres de profondeur sous la coque. Je connaissais les récits qui entouraient le lieu, par-delà la dangerosité de la vague. Les barracudas, vifs comme des torpilles, qui peuvent vous lacérer les pieds, un requin-tigre de plus d’une tonne qui avait été pêché, un autre qui avait attaqué le surfeur Adam ‘Biff’ D’Esposito (mort depuis au Mexique). Je préférais penser qu’à Teahupo’o, on croise plus d’arcs-en-ciel que de drames. Juste avant de se mettre à l’eau, Michaël m’a demandé : « Tu ne paniques pas dans l’eau ? ».

En décembre 2013, avec trois plongeurs et une plongeuse de la Brigade fluviale de Paris, j’avais fait, de nuit et en maillot de bain, la 40e Traversée de l’Oise, organisée par la Section de Creil des Sauveteurs de l’Oise. L’eau était entre 4 °C et 5 °C. Une semaine auparavant, il fallait s’entraîner dans les mêmes conditions. J’avais nagé dans la Seine, avec un courant encore plus fort, et une température entre 2 °C et 3 °C. À Tahiti, la température n’était pas la question. Pour les courants, j’étais entraînée. Restait cette grande inconnue qu’est la puissance de la vague, et la configuration très particulière, en fer à cheval, à fleur de corail. Il fallait bien gérer l’apnée et se réfugier dans des failles sous-marines, pour ne pas finir lacérée sur les coraux de feu. Je me suis empressée de répondre : « Non, je ne pense pas. » Et ce fut l’un des souvenirs les plus forts de ma vie. Passé le rouleau compresseur de la vague, je me retourne et découvre l’incroyable sculpture liquide de Teahupo’o. La vague fait tournoyer l’air qui forme alors des anneaux. C’est le fameux vortex ou mouvement tourbillonnaire. S’ensuit un fracas d’orage, avant que le récif ne s’irise d’écume. Comment ne pas croire au mana, à cette harmonie fondatrice chère aux Polynésiens ?

© Ingrid Astier

Avez-vous vécu dans les lieux que vous mettez en scène, spécifiquement à Tahiti ?

J’ai séjourné plusieurs mois en Polynésie pour le roman, seule, en changeant chaque semaine de lieu, afin de ne pas m’installer dans des habitudes. Ce qui permet de multiplier les rencontres et les découvertes. Je suis passée par tous les lieux du roman, du chalet du tatoueur Terupe pour observer son travail jusqu’à la salle de boxe de Vairao. Une nuit, j’ai aussi suivi le Truck de la Miséricorde de Père Christophe, qui s’occupe des nécessiteux. Il fallait équilibrer ce savoir avec celui sur la drogue. On est loin d’un savoir internet. C’est un savoir de terrain, de première main.

Je suis venue chercher une vague. Je l’ai trouvée mais surtout, j’ai eu la chance de côtoyer des êtres à l’identité forte. Que ce soit les veilleurs du patrimoine de Teahupo’o, comme Peva Levy, dont je décris la vallée dans Le Souffle de la vague, Steven, un jeune pêcheur, qui m’a expliqué la pêche traditionnelle dans les trous à thon, des surfeurs comme Kauli Vaast, devenu médaillé olympique et sa famille (tous palmés !) ou d’autres, plus anciens, comme Timothée Faraire, des sauveteurs du spot, comme Vetea ‘Poto’ David de la waterpatrol ou cet être rare, au courage héroïque, Baptiste Gossein. Un ancien windsurfeur dont la vague a brisé le destin en 2009, lui pinçant la moelle épinière après une violente projection sur le reef. Il a inspiré Birdy dans le roman.

© Carmel Gherbi

Il ne faut pas se méprendre sur la visée. Ma cible n’est pas le réalisme. Mais l’imaginaire. D’être libre de créer. Mais en donnant corps à l’imaginaire, en travaillant au plus profond ses racines. Il n’y a alors qu’une méthode : observer, écouter, apprendre.

La construction d’infrastructures pour les épreuves de surf des J.O. a soulevé une vive polémique écologique et sociale, avez-vous eu des échos des conséquences réelles pour la population et l’écosystème ?

Teahupo’o est un village particulier. Un écosystème fragile, au sens naturel du terme, bien sûr, mais aussi humain. Avant les J.O., les locaux disaient « qu’il se passait toujours quelque chose au bout de la route ». C’était le premier spot ! Face à la sculpture de la vague, il n’y a qu’un snack. Toute voiture vient s’enrouler autour du rond-point de poche pour faire demi-tour et prendre la température. Là, face à la passe Hava’e, les plus jeunes apprennent à surfer. Une vague de beachbreak (bord de plage), bien plus docile que sa grande sœur fougueuse, la vague de récif de Teahupo’o. Une passerelle métallique, la passerelle Fau’oro, permet de traverser l’embouchure de la rivière. Elle marque un seuil. Elle rejoint le Fenua ‘Aihere, où il n’y a plus ni route ni électricité — que des piétons et des générateurs, et des bateaux sur le lagon.

On dit que la parole s’y ralentit, qu’on y quitte le stress de Papeete. Le remplacement de la passerelle a suscité un tollé lorsqu’il a manqué faire disparaître cette vague d’initiation au surf, à cause du remblaiement. En décembre 2023, il y a eu beaucoup de tensions autour de la tour en aluminium des juges des J.O., destinée à remplacer l’ancienne tour en bois. Les forages dans le corail ont suscité de vives contestations. Des surfeurs ont protesté en un cercle uni sur l’eau. L’association Vai ara o Teahupo’o aussi. La tour en aluminium a été allégée. Mais de nouvelles constructions ont fleuri comme des champignons. Le tout est de savoir s’ils sont vénéneux ou non…

© Carmel Gherbi

À Teahupo’o, il existe, par ailleurs, un système ancestral de préservation des ressources naturelles : le rāhui. Il touche sept hectares de lagon et repose sur le bon sens : un milieu naturel remarquable et fragile doit être protégé de la surpêche et de la pollution. Ce qui permet la régénération d’un habitat marin. Cette pratique obéit à une mentalité idéale, qui s’appuie sur un équilibre entre la nature et l’homme. En Polynésie, on sait qu’elle remonte à au moins 800 ans après J.-C. Le rāhui n’est pas un diktat : il est le reflet de la relation viscérale du Polynésien à la mer. Il ne faut pas oublier qu’en Polynésie, pour se repérer, on ne dit pas à gauche et à droite, mais « côté mer » (pae miti), et « côté montagne » (pae mou‛a). La pêche (tautai) et la terre cultivée (le fa‘a‘apu) orientent l’espace. Là est l’âme profonde du Polynésien. Un bouleversement majeur a montré, dans les années 1980, l’importance du rāhui : l’arrivée du congélateur (qui accroît les prélèvements). On se doute que le flirt territorial des aménagements récents des J.O. avec le rāhui de Teahupo’o pose question… D’où la véhémence de voix telle celle du surfeur Lorenzo Avvenenti.

Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement dans le roman noir ?

Le roman noir permet d’atteindre un autre bout de la route : celui de l’âme humaine et de soi. Plus encore : d’aller des confins aux tréfonds. On plonge profond. La mort, la folie, l’amour, la souffrance, la maladie ou les grandes passions humaines, tout passe au scalpel de l’écriture. Je me sers de cette forme populaire comme cheval de Troie. Pour y glisser de la poésie et de la philosophie. En butte au monde pragmatique, pratique, cynique, matérialiste et froid.

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