Parfois, une interview se transforme. Comme une vague, elle prend une forme inattendue et se déroule dans toute sa subtilité. Parti d’un livre, « Teahupo’o le souffle de la vague », roman noir qui a pour personnage principal la vague la plus dangereuse du monde, l'échange est devenu plongée dans un univers.
Quatre romans, quatre genres littéraires différents pour quatre versions de la violence. Sans jamais tomber dans le manichéisme ni négliger la lumière qui peut émerger des ténèbres, ces livres racontent des trajectoires brisées, des vies ébréchées, des constructions difficiles. Des vies, de ce monde ou d’un monde imaginaire, d’ici ou d’horizons lointains. Des vies qui pourraient être celles de personnes que nous croisons ou connaissons. Des vies qui pourraient être les nôtres.
Bones Bay. Becky Manawatu. Traduction de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par David Fauquemberg. Quels sont les véritables liens entre ces deux frères orphelins, principales voix de ce roman choral ? Pourquoi Tauriki laisse-t-il son petit frère Ārama dans le foyer toxique de son oncle et sa tante, à la mort de leurs parents ? Comment se construit-on dans la solitude et le chagrin ? Premier roman puissant, traversé par une violence implacable, celle des gangs qui tuent, violent, séquestrent, celle des hommes qui frappent leur femme, celle de la drogue qui permet d’oublier, celle de l’abandon, des secrets de famille, « Bones Bay » impose son autrice comme une voix majeure de la littérature contemporaine. Au milieu de cette brutalité, il y a l’innocence qui s’élève, la voix magique d’un gamin et de sa meilleure amie, deux fétus de paille dans un océan qui les menace. Et qui fait germer l’espoir dans ce paysage ravagé. Becky Manawatu signe un premier roman à la fois brutal et porté par la beauté. Avec un style brillant et une construction maîtrisée, elle évite de sombrer dans la noirceur et tisse une histoire à la fois puissante et émouvante. Editions Au vent des îles
La femme du deuxième étage. Jurica Pavičić. Traduction du croate par Olivier Lannuzel. Bruna a empoisonné sa belle-mère et purge une peine de prison. D’un pitch on ne peut plus simple, l’auteur croate livre un récit fort, entre polar et roman social, porté par un style par moment proche du documentaire. Avec minutie et précision, il nous emmène dans le quotidien de personnes ordinaires, dans des vies « normales » qui vont pourtant basculer. Bruna n’a rien d’une psychopathe, d’une personne violente, pourtant, elle finit par lentement empoisonner sa belle-mère, qui, elle, lui empoisonnait la vie de manière insidieuse et discrète. « Comment ? » , mais surtout « pourquoi le drame se produit ? » occupe le propos de l’auteur, qui construit là un roman psychologique d’une grande subtilité. Si le crime de Bruna apparaît comme cruel et impardonnable, à l’image de la plupart des crimes, ses motivations et la manière dont la violence invisible use les individus émergent avec une grande finesse. Au final, Jurica Pavičić dessine un portrait en clairs-obscur particulièrement subtil. Editions Agullo
Vers la violence. Blandine Rinkel. Il faut beaucoup de talent et de sensibilité pour écrire un roman aussi ambivalent sans jamais tomber dans le manichéisme ou la démagogie. Talent et sensibilité, deux qualités que Blandine Rinkel a, portées par une écriture ciselée. Elle le démontre avec ce roman tout en nuances qui raconte l’histoire de Lou et de son père, Gérard. Gérard, père génial et fou à la fois, original et toxique, tendre et violent, secret et gentiment mythomane. S’il est capable d’inventer de belles histoires pour sa petite fille qu’il adore, il est également sujet à des accès de colère et de violence qui la terrifient, l’un et l’autre aspect de lui façonnant l’enfant qu’elle est, sous le regard désarmé de sa mère. Roman d’apprentissage, ode à l’enfance, « Vers la violence » raconte également comment les enfants prennent lentement conscience des mensonges et non-dits des adultes, comment l’innocence se fissure, comment les enfants perçoivent leurs parents, puis comprennent, une fois adultes, ce qui s’est joué pendant leurs jeunes années. Editions Fayard
Jusque dans la terre. Sue Rainsford. Traduction de l’anglais (Irlande) par Francis Guévremont. Ce roman est vivant. Organique. Allégorique. Il semble qu’il se passe des choses étranges dans l’esprit de cette jeune romancière, ou tout au moins qu’elle perçoive le monde sous un prisme particulier. Car dans l’histoire d’Ada et de son père, soigneurs aux pouvoirs magiques qui inspirent la crainte aux gens qu’ils guérissent, il y a plusieurs niveaux de lecture, plusieurs histoires qui se croisent et s’articulent. Celles du désir féminin, de la construction, du premier amour, de la violence sociale, de la maladie et de la contagion, du corps qui s’émancipe, des relations toxiques. L’écriture de Sue Rainsford modèle un monde inquiétant, construit un récit vivant, sombre et traversé par une magie ambiguë. Très imagé et poétique, ce premier roman étrange à la narration déconstruite signe la maîtrise d’une romancière à l’imaginaire fantastique. Editions Aux forges de Vulcain