[INTERVIEW] Revue Graminées : de bonnes nouvelles de l'étranger

La nouvelle étrangère prend ses aises dans les belles pages de la revue Graminées, crée en 2019 par Eve Vila et Nathalie Tournillon, deux professionnelles du secteur de l'édition.

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[INTERVIEW] Revue Graminées : de bonnes nouvelles de l'étranger

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20/10/2021
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La nouvelle étrangère prend ses aises dans les belles pages de la revue Graminées, crée en 2019 par Eve Vila et Nathalie Tournillon, deux professionnelles du secteur de l'édition. Avec des numéros thématiques architecturés autour de 10 nouvelles issues des 5 continents, Graminées transporte. Rien n'est laissé au hasard: ni la qualité du papier et de la mise en page, ni le soin apporté au choix des textes, à leur traduction et à la mise en valeur des auteur·trice·s et traducteur·ice·s, ni les jeux graphiques autour des illustrations. Entre sa réflexion éditoriale, son amour de la nouvelle et son ouverture sur le monde, Graminées sème de belles graines de culture dans l'esprit des personnes qui la lisent !

-> Le numéro 3 est en création, vous pouvez le soutenir par ici - En plus de voir votre nom imprimé sur un beau papier Munken, vous contribuez à porter la diversité éditoriale indépendante (et la nouvelle).

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Graminées, qu’est-ce que c’est ? Comment, quand, pourquoi avez-vous créé cette revue ? 

Nathalie : Graminées, c’est une revue de littérature qui réunit 10 nouvelles des 5 continents autour d’un thème. Elle est illustrée : chaque continent s’ouvre par une image en double page, réalisée par des artistes ou des illustrateurs spécialement pour la revue. C’est aussi un bel objet : le graphisme signé Mathilde Dubois est soigné, l’impression est réalisée en France sur du papier de qualité. Nous avons lancé cette revue en décembre 2019. On avait envie de créer quelque chose ensemble, après des années de collaboration pour diverses maisons d’édition. De choisir pleinement ce que l’on publierait. De couvrir tous les aspects du métier d’éditeur, de la création jusqu’à la diffusion. D’occuper un terrain encore peu exploité, en publiant une revue dédiée aux nouvelles étrangères. De découvrir et de partager.

Quels sont vos parcours respectifs, comment êtes-vous entrées dans le monde de l’édition ? 

Nathalie : J’y suis entrée par voie scolaire (IUT métiers du livre, DESS), encouragée par des rencontres avec des éditeurs et des éditrices au fil du parcours. L’envie de départ était de « faire des livres ». Le livre illustré fut une révélation, j’aime le terrain de jeu qu’il offre entre texte, image, le tout mis en scène par la maquette. 

Eve : J’ai débuté par des stages dans des maisons d’édition théâtrales, puis le DESS (où Nathalie et moi, nous nous sommes rencontrées) et un ou deux emplois salariés. Je suis très vite devenue free-lance et j’ai travaillé pour de nombreuses maisons au fil des ans, en variant les plaisirs : correction, réécriture, suivi de projet et traduction. Au départ, mon envie était de travailler sur le texte, d’intervenir sur la matière, si possible littéraire. 

Comment dénichez-vous les textes que vous publiez, puis les choisissez-vous ? 

Eve : Pour le premier numéro, Couple(s), j’avais des nouvelles en tête d’auteurs anglophones. Elles ont plu à Nathalie, donc une partie de la sélection s’est imposée assez vite. Nous devons aimer toutes les deux les nouvelles, c’est la condition. Pour les nouvelles non anglophones, j’ai contacté des traductrices et traducteurs dont le profil m’intéressait. Par exemple, j’avais vu une vidéo de Gersende Camenen (traductrice de l’espagnol) où elle parlait d’auteurs qu’elle aimait et dont elle avait traduit certains textes. J’ai eu envie de lui écrire et elle a accepté tout de suite de nous proposer une traduction. Sur Internet, je suis tombée sur une interview de Marie Vrinat (traductrice du bulgare) qui racontait comment elle avait choisi ce métier, et la langue bulgare. Elle aussi, elle a répondu oui immédiatement, alors que nous n’étions qu’au tout début du projet, et elle s’est beaucoup impliquée dans la promotion de la revue. C’est très précieux pour Graminées, ces énergies positives et ce soutien. 

Pour le deuxième numéro, Évasion(s), je me suis lancée dans une longue quête sur Internet. J'ai contacté des maisons d'édition, des revues, des universités (par exemple celle de Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui a relayé mon appel à textes.). J'ai participé à des forums de discussion, compulsé des annuaires de clubs d'écrivains (c’est ainsi que j’ai sélectionné Martha Amore, autrice d’Alaska, qui nous a envoyé sa superbe nouvelle, Une saison silencieuse). J'ai lu pas mal de recueils. Parallalèlement, j’ai sollicité des traductrices de langues moins visibles : Lucie Angheben pour le coréen par exemple, et je leur ai demandé de nous soumettre des propositions. Propositions très originales que nous nous sommes empressées d’accepter.

Pour ce numéro 3, j’ai poursuivi mes fouilles sur Internet. Par ailleurs, des traductrices et traducteurs nous ont spontanément proposé de participer. Ils avaient entendu parler de la revue, et ils avaient envie de faire découvrir des nouvelles et des auteurs. Leurs propositions nous ont plu. C’est très gratifiant, car une des ambitions de la revue consiste à mettre leur travail en valeur. Nous intégrons leur bio/biblio juste à côté de celle des auteurs et autrices.

La revue reflète cette synergie entre tous les contributeurs. Les traducteurs sont partie prenante du projet, ils participent à l’aspect éditorial en proposant une interprétation du thème.

Pourquoi avez-vous fait le choix de la nouvelle ? 

Eve : Parce que que j’en lis, j’en écris, et j’en traduis. Avant Graminées, je faisais partie du comité de lecture d’une revue qui publiait des nouvelles et j’ai beaucoup aimé cette expérience. Et puis la nouvelle est peu défendue en France, contrairement à beaucoup d’autres pays où elle est aussi valorisée que le roman. Nous avions envie de mettre sur le devant de la scène des auteurs moins visibles (même si certains sont récompensés, reconnus dans leur pays, ils ne sont pas encore traduits en français, ce qui est surtout le cas des nouvellistes) et de proposer des découvertes. Par ailleurs, le format de la nouvelle se prête très bien à l’édition en revue. Chaque numéro de Graminées est axé sur un thème et les dix nouvelles en donnent autant d’interprétations. La forme courte permet d’entrer dans le vif, de pénétrer dans l’univers d’un auteur, dans son écriture, de façon directe. Le fond et la forme s’harmonisent au mieux et dessinent la ligne éditoriale de Graminées. Des textes un brin décalés soit par leur ton, soit par leur approche.  

Nathalie : ce qui m’excitait tout particulièrement c’était effectivement de contribuer à promouvoir un genre méconnu, d’explorer un terrain où il n’y a pas d’encore d’évidences, les friches sont toujours plus fertiles que les champs de maïs. 

Illustration de Camille Deschiens pour le premier numéro de Graminées

Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement dans ce genre ? 

Eve : Il y a beaucoup d’aspects qui me séduisent dans la nouvelle. Le pouvoir d’évocation par petites touches allié à la concision par exemple. L’art de faire apparaître comme par magie des images, des pays, des vies entières en peu de mots. L’art aussi de ne pas tout dire, de laisser deviner. Dans une nouvelle, on peut se permettre de ne pas résoudre une situation, de ne pas l’expliquer. Un flottement est possible. J’aime aussi le potentiel expérimental. Sur une courte distance, on peut s’amuser à tenter des choses dans l’écriture, des formes qui seraient intenables, voire lourdingues sur la longueur d’un roman. Mais je crois que ce qui me touche le plus, c’est la justesse de l’intention. La nouvelle ressemble au tir d’une flèche. Il faut soigner le geste (le choix des mots), composer le mental (l’idée ou l’impression qui sous-tend le texte), et ensuite, la flèche suit une trajectoire parfaite. Quand tous les aspects sont réunis, le texte tape juste. Que la nouvelle soit courte ou longue, qu’elle ait une « chute » ou une fin ouverte, peu importe. La nouvelle est percutante quand l’intention est tenue de bout en bout selon moi. Le texte recèle une telle densité dans ce cas. Impossible d’enchaîner la lecture d’un autre juste après.

Nathalie : j’aime la concision, l’impact qu’ont ces textes qui entrent en vous par effraction, et cette faim qui peut rester après la lecture. 

Pourquoi pensez-vous que la nouvelle soit un genre aussi délicat en France ? 

Eve : J’ai l’impression que les nouvellistes sont moins crédibles que les romanciers. En gros, on les prend pour des amateurs. En France, pas mal d’auteurs commencent par écrire des nouvelles publiées par de petites maisons indépendantes ou en revues, mais ils n’arrivent à une certaine reconnaissance de la part des éditeurs (plus importants), du public, de la presse, que quand ils publient un roman. La nouvelle est perçue comme un genre de moindre valeur, une sorte d’échauffement. Elle a aussi une image un peu vieillotte, il me semble. À part Gavalda et Adam, peu d’auteurs contemporains ont rajeuni le genre, on pense encore à la nouvelle « à chute », avec une intrigue résolue à la fin. En conséquence, la nouvelle ne se vend pas. Les éditeurs en publient peu, les lecteurs en lisent peu.

Il me semble aussi qu’un recueil n’est pas si facile à lire que ça. Il faut accepter de se plonger chaque fois dans une histoire différente, cela demande de l’attention, l’envie de renouveler un effort. D’autant que si les textes sont forts, on a parfois besoin de temps pour digérer les émotions. Certaines personnes ne comprennent pas que les textes courts n’aient pas plus la côte à une époque où tout va plus vite. Mais selon moi, c’est omettre le fait qu’un recueil demande régulièrement de prendre du recul. Et parfois aussi, c’est tout le contraire. Le recueil ronronne un peu. Faute à l’auteur ou à l’éditeur, les recueils manquent de sas de respiration. Les auteurs déclinent leurs marottes et obsessions en une dizaine de variantes. Il manque des cassures dans le style, le ton, les perspectives pour maintenir le lecteur en alerte. Ou alors c’est peut-être à lui de trouver la solution en s’octroyant des pauses et en jonglant entre plusieurs lectures…

Nathalie : Et sans doute aussi que comme dans d’autres domaines culturels, la centralisation parisienne et la concentration des maisons d’édition et des médias, créent des conditions peu propices à l’ouverture et à la prise de risque pour des formes moins rentables de littérature. Heureusement, cette chape uniformisée est fracturée par une multitude de petites maisons d’éditions vivaces qui œuvrent à enrichir le paysage éditorial et l’offre en librairie. 

Qui sont vos nouvellistes préféré·e·s ? 

Eve : Je n’en ai pas vraiment. J’ai commencé par lire les nouvelles de Poe, Hemingway, Updike, Joyce, à la fac ; et j’ai pris goût au genre. Je me souviens de textes très forts comme The Yellow Wallpaper de Charlotte Perkins Gilman, Girl de Jamaica Kincaid, et Félicité de Katherine Mansfield. J’aime beaucoup Mansfield. Puis j’ai découvert Carver et Munro. J’aime bien certains nouvellistes contemporains comme Thierry Covolo, Marlène Tissot, Carl-Keven Corb (que nous avons publié dans le numéro 1), et aussi Adam Marek, Martha Amore et Laura Elizabeth Woollett (publiés dans les précédents numéros de Graminées). En ce moment, je navigue entre plusieurs recueils : les éditions complètes de Clarice Lispector, Sois sage, bordel ! de Stina Stoor, Certifié conforme de Murat Özyaşar et… celui de Tara Lennart.

Nathalie : Il y a des auteurs reconnus tels que Carver ou Laura Kasischke, et tous ceux que je découvre grâce à la revue et à Eve. C’est une grande joie de pouvoir lire ces textes en avant-première, d’échanger à leur propos, de s’étonner que ces pépites n’aient pas encore été publiées, de le faire… C’est le cœur du réacteur, ce qui nous motive pour continuer. 

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