[INTERVIEW] Phil Klay : Quand un marine prend la plume

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[INTERVIEW] Phil Klay : Quand un marine prend la plume

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10/3/2015
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Agé d’à peine 30 ans et vétéran d’Irak, Phil Klay a choisi d’écrire sur la guerre, d’écrire du lieu de la guerre, plutôt. Sur ce qui se passe côté soldats américains en Irak, leurs différentes personnalités, leurs spécificités, leurs failles et parfois leur bêtise. Phil Klay nous parle d’êtres humains, boulons d’un système qu’ils préfèrent défendre pour éviter de devenir fous.

Quand on est pacifique et farouchement non patriotique, ce genre de livre s’aborde avec des pincettes. Quels objectifs ? Quels points de vue ? Quelles justifications s’attend-on à trouver dans les propos d’un vétéran ? Les Etats-Unis, très forts pour lancer des guerres aussi meurtrières qu’inutiles et dramatiques pour l’équilibre de la planète, ont vu naître un nouveau genre littéraire à travers les récits de ses soldats. Hemingway, correspondant et engagé dans la guerre d’Espagne, avait amorcé le roman de guerre, entre journalisme et fiction. Aujourd’hui, après la guerre du Vietnam, les guerres d’Irak et toutes les autres, nombreux sont les types revenus du front qui prennent la plume pour écrire sur ce qu’ils ont vu, connu, vécu. En général, ces récits dressent un portrait en lambeaux du système américain et de son patriotisme aveugle. Magistral et précis, le recueil de nouvelles « Fin de Mission » en pointe les limites et les aberrations avec une finesse éblouissante.

Qu’est-ce qui amène un marine à écrire des nouvelles ?

Comme tout le monde. On commence par lire beaucoup, et puis finalement, on commence à écrire de la fiction pour exprimer des choses qui ne peuvent être dites qu’à travers des récits.

L’écriture est-elle une façon de dépasser ce que vous avez vu en Irak ?

C’était une manière de réfléchir avec rigueur sur la guerre, et pas juste ce que j’ai expérimenté personnellement, plutôt sur les questions plus larges que la guerre a soulevées en moi et sur les différentes sortes de gens que j’ai rencontrés à l’étranger et dans mon pays.

Quelle a été la réaction du lectorat américain à vos propos ? Quelle est votre opinion personnelle sur la guerre ?

Pour la plupart, j’ai été vraiment satisfait des retours que j’ai eus. Une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre, était parce que je voulais étendre et approfondir le débat sur la guerre, et ça a été incroyable de voir les lecteurs réagir à mon travail. Je pense que les livres sur la guerre génèreront toujours des réactions intenses, ce qui est bon signe. C’est leur fonction. Le livre « Fin de Mission » dans son ensemble est la meilleure expression de mon opinion sur la guerre. C’est compliqué. Et, bien sûr, toujours d’actualité.

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

A la fin du livre, je cite les livres que j’ai lus pendant l’écriture de ce livre, et ce dont je me suis servis dans un but de recherches. Tous étaient importants. Et j’ai toujours aimé Shusaky Endo et Graham Green, Joseph Conrad et Dostoïevsky, Isaac Babel et Flannery O’Connor. Je pourrais continuer avec toute une liste d’auteurs, mais pour les nouvelles, j’avais un fil conducteur, comme Georges Bernanos quand j’écrivais « Prière dans la fournaise » , ou Jaroslav Hasek quand j’écrivais « Le dollar, une autre arme ».

Et maintenant, qu’allez-vous écrire ?

Un roman. On va voir ce que ça donne…

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Fin de Mission de Phil Klay. Editions Gallmeister

Petit Extrait:

Fin de mission

ON a tiré sur des chiens. Pas par accident. De façon délibérée. On avait appelé ça Opération Scooby. Moi, je fais partie des gens qui aiment les chiens, alors, forcément, ça m’a fait gamberger.

La première fois, c’était juste une réaction instinctive. J’entends O’Leary crier “Nom de Dieu”, et là, je vois ce chien marron, squelettique, en train de laper du sang comme il boirait de l’eau dans un bol. C’était pas du sang américain, mais quand même, ce chien, il est là, en train de le laper. Je crois bien que c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, après ça, la chasse aux chiens était ouverte.

Sur le moment, vous n’y pensez pas. Tout ce que vous pensez, c’est: qui est dans cette maison, qu’est-ce qu’il a comme arme, comment il va vous tuer, vous ou vos copains. Vous progressez, un pâté de maisons après l’autre, vous vous battez avec des fusils qui sont efficaces jusqu’à cinq cent cinquante mètres, et vous tuez des gens pratiquement à bout portant dans un cube de béton.

C’est après que vous réfléchissez, quand ils vous en laissent le temps. Vous savez, on ne passe pas comme ça, d’un seul coup, de la guerre au centre commercial de Jacksonville. Quand notre mission a touché à sa fin, ils nous ont expédiés à TQ, cette base logistique au milieu du désert, pour nous laisser décompresser un peu. Je ne sais pas trop ce qu’ils entendaient par là. Décompresser. On a supposé que ça voulait dire passer son temps à s’astiquer le manche dans les douches. À fumer cigarette sur cigarette et à jouer aux cartes. Ensuite, ils nous ont envoyés au Koweït et là, ils nous ont mis dans un avion de ligne pour rentrer au pays.

Et vous vous retrouvez là. Vous étiez dans une putain de zone de guerre où ça plaisantait pas, et maintenant, vous êtes assis dans un fauteuil de luxe, le regard fixé sur une petite buse qui vous envoie de l’air climatisé, et vous vous dites, C’est quoi ce bordel? Vous avez votre fusil entre les genoux, comme tous les autres. Il y a des marines avec des pistolets M9, mais ils vous enlèvent votre baïonnette parce qu’on n’a pas le droit d’avoir un couteau dans un avion. Vous avez pris votre douche, mais vous avez quand même l’air crasseux et amaigri. Tout le monde a les yeux caves, et les treillis sont dans un état lamentable. Vous êtes assis là, et vous fermez les yeux et vous vous mettez à penser.

Le problème, c’est que vos pensées ne vous viennent pas dans le bon ordre. Vous ne vous dites pas, Bon, j’ai fait A, et puis B, et puis C et après D. Vous essayez de penser à chez vous, et puis vous êtes dans la salle de torture. Vous revoyez les morceaux de corps humain dans le placard et le débile mental dans la cage. Il criaillait comme un poulet. Sa tête était rétrécie, elle n’était pas plus grosse qu’une noix de coco. Il vous faut un petit moment pour vous rappeler que vous avez entendu le docteur dire qu’ils lui avaient injecté du mercure dans le crâne, mais même après ça, ça n’a toujours pas de sens.

Vous revoyez les choses que vous avez vues les fois où vous avez failli mourir. Le poste de télévision cassé, le cadavre du hajji. Eicholtz couvert de sang. Le lieutenant à la radio.

Vous revoyez la petite fille, les photos que Curtis avait trouvées dans le tiroir d’un bureau. Sur la première, une belle petite Irakienne, âgée de sept ou huit ans, peut-être, les pieds nus ; elle porte une jolie robe blanche comme pour sa première communion. Deuxième cliché, elle est en robe rouge et talons hauts, et outrageusement maquillée. Photo suivante, même robe, mais son visage est tout barbouillé et elle tient un pistolet pointé sur sa tête.

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